ILLUSTRATION / BANDE DESSINÉE / CONCEPT ART –
ÉDITO
Chers lecteurs,
Combien de fois, au détour d’une conversation, un dessinateur de bande
dessinée ou un illustrateur s’est-il retrouvé confronté à la question :
« Et sinon, quel est votre vrai métier ? » En effet, l’idée qu’un artiste puisse
vivre de sa création est souvent accueillie avec suspicion.
L’émergence de l’intelligence artificielle générative, qui semble offrir
aux machines la capacité de produire des textes et des images sans intervention
humaine, interroge plus encore les pratiques artistiques.
Dans ce contexte, il est légitime de nourrir des doutes quant à l’intérêt
de s’engager dans des études d’art. À quoi bon ?
Ces questionnements sont au centre de nombreuses concertations.
Récemment, la commission de la culture et de l’éducation du Parlement
Européen a plaidé en faveur de l’établissement d’un cadre régissant
les conditions de travail et les normes minimales pour tous les artistes,
en proposant notamment la création d’un statut européen des artistes-auteurs.
Le projet de l’École de Condé est de former des personnalités riches,
singulières et curieuses, capables de s’adapter aux évolutions incessantes
d’un monde professionnel en perpétuelle mutation.
Notre école s’est construite autour de valeurs humaines. Nous sommes
fermement convaincus que les machines ne nous remplaceront jamais
totalement. Cependant, nous ne cultivons aucune illusion naïve.
Nous formons nos étudiants pour qu’ils affrontent avec lucidité et clairvoyance
le monde de demain. Les ordinateurs ne sont qu’outils, et comme tout outil,
ils accélèrent la production, mais pour fonctionner correctement,
et évoluer, ils nécessitent des experts capables de les utiliser au mieux.
Ainsi seuls les meilleurs créatifs pourront exploiter le potentiel incroyable
de l’intelligence artificielle et produire des images pertinentes et originales.
Nos équipes pédagogiques, composées d’artistes reconnus et de professionnels
chevronnés, ont à cœur de transmettre autant leur passion que leur savoir-faire.
Rejoignez-nous au sein de l’École de Condé dans cette dynamique collective
et prospective.
Bonne lecture.
Stéphane Oiry
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PARRAIN
PARRAIN
Peintre, illustrateur et auteur, né d’un père vietnamien et d’une mère
malouine, Marcelino Truong porte le nom d’une rue de Manille, la calle
San Marcelino, où il est né en 1957. Une enfance voyageuse le conduit
des Philippines aux Etats-Unis, puis de Saigon à Londres.
Autodidacte du dessin, diplômé de Sciences-Po Paris et agrégé d’anglais,
il se lance dans la vie d’artiste en 1983. Marcelino Truong a généreusement
accepté d’être le parrain de la première promotion « illustration-animation »
de l’École de Condé de Rennes, un engagement sur trois années
auprès des étudiantes et étudiants. Nous remercions Manon Rivière
(directrice de l’École de Condé Rennes) de nous avoir donné l’autorisation
de reproduire l’entretien qu’il lui a accordé, à cette occasion.
Pourquoi avez-vous accepté d’être le parrain de cette première
promotion rennaise ?
C’est une forme de reconnaissance d’avoir été sollicité pour ce genre de
mission. C’est aussi l’occasion de découvrir de l’intérieur le fonctionnement
d’une école d’art, pour moi qui n’ai pas eu la chance d’en fréquenter une.
J’aurais rêvé de faire cela !
Vous êtes un illustrateur et dessinateur expérimenté.
Que vous apportent les échanges avec les jeunes générations ?
Le travail d’illustrateur est solitaire, aussi j’apprécie beaucoup les contacts
avec l’extérieur. Les jeunes m’apportent beaucoup, ils me font découvrir
d’autres sites web, d’autres références. J’aime bien les fréquenter, entrevoir
déjà les prémices de leur personnalité créative. C’est la raison pour laquelle
j’accueille aussi des stagiaires dans mon atelier, y compris celles ou ceux qui
travaillent dans d’autres univers, comme celui des jeux vidéo.
Quels conseils donnerais-tu à un jeune aspirant à vivre de ce métier ?
Certains trouvent leur style très vite et démarrent une carrière sur les cha-
peaux de roue. D’autres, comme moi, ont mis du temps à trouver leur patte.
Il faut savoir se montrer patient.
Ce n’est pas un métier facile, qui demande de toujours donner le meil-
leur de soi-même. La personnalité d’un auteur compte beaucoup dans le
fait d’être ou non sollicité. Il faut aussi s’ouvrir aux autres, être capable de
parler de son travail, d’aller dans les rédactions ou les maisons d’édition avec
son book, pour rencontrer les directeurs artistiques. Ce contact humain est
important et il faut se faire connaître.
À chaque fois que j’ai fait l’effort d’aller montrer mon travail, j’ai décro-
ché une commande, un travail. La direction artistique est aussi un débou-
ché important pour un étudiant en art, c’est un métier crucial. Le directeur
artistique c’est un peu votre « fil d’Ariane », lorsque vous êtes auteur. C’est
celui ou celle qui vous relie à l’extérieur.
Marcelino Truong
un artisan avant tout
Un autre conseil, c’est de ne pas se fier à ce que les autres croient être
bon pour vous. Je me méfie de ces artistes qui prodiguent des conseils
péremptoires aux jeunes. Chacun doit trouver sa voie et prendre le temps
nécessaire pour cela. Je dirais aussi que l’obstination et la volonté finissent
toujours par payer. Il faut avant tout croire en soi !
Enfin, et c’est important : je pense qu’un auteur doit se penser comme
un artisan avant tout. Il ou elle doit être capable de vivre de peu, simple-
ment. Les courbes de salaires ne sont pas forcément ascendantes tout au
long de la vie. Il faut être capable de simplicité, de sagesse.
Vous avez toujours dessiné ?
Oui, je crois. Lorsque j’avais entre 4 et 6 ans, je vivais à Saigon et ma mère
écrivait des lettres à ses parents qui résidaient en France, à Saint-Malo. Elle
ajoutait toujours un de mes dessins à ses lettres. Ma grand-mère a conservé
toutes ces lettres et c’est touchant à regarder aujourd’hui. Ensuite, entre 7
et 20 ans, il y a un grand trou, je n’ai pas d’archives du tout… Puis ensuite,
lors de mes études à Sciences Po, je me suis remis à peindre, à faire des
aquarelles, que j’ai conservées.
Il y avait une vraie fibre artistique dans ma famille, ma mère et mon
frère étaient doués aussi, mais vous savez, chez nous, l’illustration ce n’était
pas perçu comme un « vrai métier », comme un métier sérieux. C’était un peu
considéré comme une fantaisie réservée aux gens riches. Dans ma famille
on croyait plus aux études classiques, à la méritocratie. Il m’a fallu beau-
coup de volonté pour finalement décider, après toutes les études classiques
et difficiles que j’ai suivies, de m’y consacrer pleinement.
Vous vivez aujourd’hui à Saint-Malo, la cité corsaire vous inspire-t-elle
au quotidien ? Si oui, de quelle(s) manière(s) ?
J’adore vivre ici ! Actuellement je finis un énorme projet qui m’a mobilisé
deux années, mais dès que ce sera terminé, je vais reprendre mes dessins de
paysages, de plages. C’est un endroit très calme, très inspirant. Mes jeunes
années, mes années de formation, se sont déroulées à Paris et c’était sans
doute un passage obligé, mais aujourd’hui je suis heureux de cette vie saine
ici, au bord de la mer. C’est une vie équilibrée qui me convient. ♦
promotion Illustration
& Animation entrée en 2022
campus Rennes
Marcelino Truong s’est vu décerner le Prix BD
Historique Pierre Lafue 2023 pour son ouvrage
40 hommes et 12 fusils, édité par Denoël.
Après avoir exploré l’histoire de sa famille
durant la guerre du Vietnam à travers Une si jolie
petite guerre et Give Peace A Chance, Truong
prend un nouveau virage en se lançant dans
la fiction pour aborder la guerre d’Indochine
sous un angle inédit. Il propose une approche
originale que l’auteur appelle « faction »,
c’est-à-dire une fiction (imaginée) élaborée
sur la base de faits (vérifiés), « facts » en anglais.
L’action se déroule à Hanoï en 1953.
Le protagoniste, Minh, est un jeune artiste-peintre
issu d’une famille aisée, passionné par
la peinture et le jazz, aspirant à une vie bohème
que la morale de son pays lui interdit. Indifférent
à la guerre d’Indochine qui fait rage depuis huit
ans, Minh cherche à échapper à la conscription
dans l’Armée nationale en se réfugiant
à la campagne. Mais il se retrouve sous le contrôle
du Viêt-Minh et est contraint de rejoindre l’Armée
populaire de Libération. Après un entraînement
rigoureux en Chine, Minh se retrouve dans
une UPA (unité de propagande armée),
composée d’artistes plasticiens, écrivains, poètes,
musiciens et comédiens, dédiée à propager
les idéaux communistes. Cette unité est
encadrée par douze soldats armés chargés
de leur sécurité et de maintenir leur emprise
idéologique sur les villages qu’ils traversent.
Leur devise, « Chaque artiste est un combattant
politique », révèle l’importance de la propagande
dans ce conflit.
Extraits de 40 hommes et 12 fusils,
éditions Denoël.
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RÉCIT
RÉCIT
Quentin Delarue
façon puzzle
Passionné de dessin depuis son enfance, Quentin Delarue
poursuit son rêve en devenant étudiant en Illustration
& Bande dessinée à l’École de Condé à Bordeaux.
Récompensé par le 3ème prix du Concours Jeunes Talents
d’Angoulême, il se fait remarquer pour son approche non
linéaire de la narration.
Peux-tu nous parler de ton parcours étudiant ?
Le choix d’étudier dans ce domaine s’est-il toujours imposé
à toi comme une évidence ?
Je suis en 3ème année de Bachelor en Illustration & Bande des-
sinée à l’École de Condé à Bordeaux. Après l’obtention de mon
diplôme, j’envisage de me lancer dans la vie active. Ma passion
pour le dessin, et tout particulièrement pour la bande dessi-
née, a toujours été présente. J’ai toujours rêvé de devenir illus-
trateur et j’ai grandi en dessinant des mangas.
Tes parents t’ont-ils encouragé dans cette voie ?
Oui, j’ai la chance d’avoir le soutien de mes parents. Ma mère,
en particulier, m’encourage dans ma passion et mes études.
Lis-tu beaucoup de bandes dessinées ?
Quels sont les dessinateurs que tu admires ?
Je suis un lecteur assidu de bandes dessinées. J’ai une grande
admiration pour des artistes comme Mœbius, dont l’imaginaire
est sans limites, Jérémie Moreau pour son approche narrative,
Bérénice Motais de Narbonne pour son style unique, et Bre-
cht Evens, qui excelle dans l’usage de la couleur.
Tu es actuellement en Bachelor 3 à l’École de Condé
de Bordeaux. As-tu déjà commencé à travailler sur ton projet
de fin de cycle ?
Je me suis lancé dans l’étape des recherches. Nous explorons
des pistes mais j’ai une vision assez claire de ce que je souhai-
terais faire.
As-tu le sentiment de progresser depuis que tu as intégré
cette école ? Ta perception du métier d’illustrateur s’est-elle
modifiée, affinée ?
Oui, j'ai considérablement progressé et développé nombreuses
compétences. La première année a été cruciale pour le dévelop-
pement de mes aptitudes techniques et la consolidation des
bases. Les années suivantes m’ont permis de m’engager dans
des projets d’illustration plus concrets et pratiques. Mon stage
chez un collectif d’illustrateurs à Bordeaux, notamment sous
la tutelle d’Olivier Deloye, a été particulièrement enrichissant.
J’ai reçu des conseils précieux, j’ai pu observer leur dynamique
de travail et j’ai passé beaucoup de temps à explorer une
bibliothèque remplie d’ouvrages inspirants. Cette expérience
m’a permis de mieux cerner le métier.
Tu viens d’être distingué par le Concours Jeunes Talents
à Angoulême (3ème prix). Peux-tu nous décrire le projet
qui t’a valu cette reconnaissance ? Quel en est le sujet
et comment techniquement as-tu abordé ces pages ?
J’ai présenté un projet qui se distingue par une structure nar-
rative non linéaire, semblable à un puzzle. L’intrigue se centre
sur un groupe d’explorateurs dérobant un artefact, qui s’avère
être une forme de vie, sur une planète lointaine. Cette démarche
crée un conflit lorsque les extraterrestres cherchent à le récu-
pérer. Sur le plan graphique, je me suis inspiré de l’interface
des fenêtres d’ordinateur, en tissant un fil conducteur à tra-
vers un univers scientifique, évoquant les logiciels d’analyse
biologique et la génomique, pour leur esthétique que je trouve
fascinante. J’ai réalisé ces illustrations en vectoriel, utilisant
principalement Illustrator.
Ces pages s’inscrivent-elles dans un projet plus large ?
Envisages-tu une suite ?
Ces planches étaient un projet indépendant et je n’ai pas pour
ambition de les développer davantage pour le moment. Elles
pourront me servir dans mon book lorsque je démarcherai
des éditeurs.
Comment as-tu vécu cette sélection ?
Perçois-tu déjà les retombées de ce prix ?
La sélection au Festival d’Angoulême m’a beaucoup enthou-
siasmé, surtout après y avoir participé trois ans de suite. Rece-
voir le troisième prix a été gratifiant, y compris la récompense
de 500 euros. Quant aux retombées, l’une des plus notables a
été l’augmentation significative de mes followers sur Instagram,
ce qui est très encourageant.
Comment appréhendes-tu ton avenir comme illustrateur
ou auteur de bandes dessinées ?
Je suis plutôt optimiste et enthousiaste, c’est un milieu qui me
passionne. Le champ des possibles me semble vaste bien que
j’aie conscience que les débuts seront probablement un peu
difficiles. La perspective de relever ces défis est stimulante et
me motive.
Pour terminer, est-ce que tu aurais des conseils à prodiguer
aux jeunes qui envisagent de suivre des études en illustration
à l’École de Condé ?
Je conseillerais de toujours essayer de mettre de soi dans les
projets, même si certains seront peut-être moins inspirants
que d’autres. Cela donne du sens à ce que l’on fait. Ce n’est pas
toujours facile car cela revient à s’exposer, mais c’est un exer-
cice enrichissant qui, au final, procure une grande satisfaction
et un réel plaisir créatif. ♦
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RÉCIT
RÉCIT
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RENCONTRE
RENCONTRE
Comment expliquez-vous l’intégration d’un filtre
donnant un certain grain à vos illustrations,
rappelant la technique de la risographie ?
Une intention se cache-t-elle derrière ce choix
esthétique ?
Diplômé en 2015 des Arts Déco de Paris, spécia-
lité images imprimées, j’ai conçu ma bande dessi-
née L’aimant comme projet de fin d’études. L’un
des enjeux du diplôme était de créer un livre, le
relier soi-même et l’auto-éditer. J’ai eu l’opportu-
nité d’utiliser un risographe pour l’impression de
ce travail. J’ai ensuite pré-
senté ce travail aux éditeurs
et c’est ainsi que j’ai établi
une collaboration avec Sar-
bacane, qui a été séduit par
l’effet particulier de la Riso.
Par la suite, j’ai trouvé une
manière de traduire ce rendu
en numérique. Mon objectif
était de rompre avec l’aspect
froid et net de l’aplat pur. Je souhaitais apporter
un peu de chaleur, un petit accident à l’intérieur
de ces couleurs-là.
Quelle est, selon vous, l’importance de la couleur
dans vos créations et que vous permet-elle
d’explorer différemment par rapport au noir
et blanc ?
Avant mon entrée aux Arts Déco, je travaillais
presque exclusivement en noir et blanc, sans véri-
table expérience de la couleur. C’est lors de ma
formation que j’ai été initié à la sérigraphie qui
m’a ouvert aux possibilités de la couleur.
Par la suite, j’ai commencé à composer mes
images en couleur de manière assez instinctive.
Pour L’aimant, j’ai utilisé une palette restreinte en
raison des limites de la risographie, qui exige de
minimiser le nombre de passages d’impression.
Mes illustrations sont d’abord conçues en noir et
blanc, avec pour objectif de créer une image solide
qui, si elle fonctionne en noir et blanc, ne sera
qu’embellie par la couleur.
Pour moi, la couleur est essentielle pour créer
des atmosphères ; mes livres sont véritablement
des récits d’ambiance. Dans l’écriture de mes scé-
narios, je précise toujours les intentions de lumière
et d’ambiance car elles aident le lecteur à s’im-
prégner de l’essence des histoires et à suivre les
personnages à travers ces univers.
Ensuite, j’ai réalisé Nachave, qui était une com-
mande d’un éditeur reposant
sur la contrainte du noir et
blanc. Cela a soulevé de nou-
velles questions sur la por-
tée narrative de l’image. Mal-
gré sa brièveté, cette histoire
muette exigeait des visuels
puissants, capables de racon-
ter un maximum de choses.
Finalement, cette expérience
n’était pas si éloignée de ce que je connaissais. Je
pense avoir réussi à restituer, même en noir et
blanc, une certaine ambiance. Le noir et blanc est
l’essence du dessin, sans artifices, offrant une forme
de pureté.
Mon travail révèle une constance dans ma
palette de couleurs, où je retrouve des gammes
récurrentes et une approche spécifique de la
mise en couleur. Je m’intéresse particulièrement
à la manière dont la lumière modèle les objets, les
traits des visages, le drapé des vêtements. J’utilise
des couleurs franches, assez tranchées. Je suis
plus à l’aise avec les ambiances de nuit… La cou-
leur est un domaine exigeant ; les premiers essais
sont souvent insatisfaisants. En numérique, mes
expérimentations sont variées avant d’aboutir à
une forme de simplification rigoureuse. En super-
posant les teintes, on peut créer un éventail de
possibilités avec une gamme limitée de couleurs.
“Mes livres
sont véritablement
des récits
d’ambiance.”
Lucas Harari
le lieu du récit
Lucas Harari, né à Paris en 1990, y réside toujours. Après un bref
passage en architecture, il étudie aux arts décoratifs de Paris,
se spécialisant en image imprimée, et obtient son diplôme en 2015.
Adepte des techniques traditionnelles d’impression, il commence
par créer quelques fanzines avant de se lancer dans la bande dessinée
et l’illustration pour l’édition et la presse. Il est l’auteur de L’aimant
(2017) et La dernière rose de l’été (2020), publiés chez Sarbacane.
En 2022, s’inspirant de l’œuvre du graveur belge Frans Masereel,
il publie Nachave aux éditions Martin de Halleux. Les étudiants
en Mastère 1 de l’École de Condé ont eu l’occasion de s’entretenir avec
lui dans le cadre des Rencontres Illuzine, le mercredi 17 janvier 2024,
animées par Romain Becker.
Motel, image publiée
par les éditions 476.
RENCONTRE
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RENCONTRE
Néanmoins, la maîtrise de la couleur ne me semble
pas un talent inné chez moi.
Avez-vous constaté une évolution dans
votre approche du lettrage entre L’aimant
et La dernière rose de l’été ?
Pour L’aimant, le lettrage était parfois un peu
difficile à déchiffrer. J’ai toujours privilégié une
écriture manuscrite et personnelle, m’opposant
à l’utilisation du lettrage numérique. Pour moi, il
fait partie intégrante du dessin et contribue à
révéler l’identité d’un dessinateur. Dans L’aimant,
je laissais un espace blanc pour les bulles et réali-
sais les textes séparément que je collais ensuite,
un processus qui s’est avéré fastidieux.
En travaillant sur La dernière rose de l’été, j’ai
opté pour une intégration directe du lettrage
dans le dessin. Je commence par écrire le texte,
puis je dessine les bulles et enfin, je construis l’il-
lustration autour, ce qui donne une structure
plus marquée à chaque case et à la planche dans
son ensemble.
Quelle importance accordez-vous aux retours
de votre éditeur, de votre public ou même
de votre entourage familial ?
Les retours sont essentiels, car in fine, ce sont les
lecteurs qui valident l’efficacité de l’œuvre ; si un
élément ne résonne pas, ils sont les premiers à le
percevoir. J’échange fréquemment sur mes his-
toires, mes illustrations et les choix de couleurs
avec des proches, y compris ceux hors du milieu
artistique. Cet extérieur est important, car la majo-
rité des lecteurs ne sont pas des artistes. Je sou-
mets mes scénarios à la lecture pour obtenir des
avis. Il est essentiel d’avoir des retours à chaque
étape de la création, cela permet de confirmer
ses choix et renforcer sa confiance en son projet.
Dans quels aspects de votre travail sentez-vous
que vous avez le plus évolué ?
Ma pratique a connu de nombreuses évolutions,
notamment au niveau des outils. À chaque nou-
veau projet, je change d’outil, ce qui influe sur ma
manière de dessiner, sur le
trait et sur son épaisseur. Le
format du papier lui-même
peut transformer ma façon
de tracer les lignes. J’ai con
staté une progression signi-
ficative dans la conception de
mes personnages, un aspect
qui sera particulièrement
évident dans mon prochain
livre. En bande dessinée, représenter fidèlement
les visages pose un réel défi : il faut que le person-
nage soit cohérent d’une vignette à l’autre, tout
en captant l’essence de son expression avec une
certaine économie de traits. Ce qui reste constant,
c’est mon approche du décor. J’accorde une atten-
tion méticuleuse aux détails des décors, car je
tiens à ce que le poids et la réalité des lieux trans-
paraissent dans mes livres, comme on peut le
voir dans L’aimant. Ce sont souvent les lieux qui
me donnent envie de raconter une histoire. J’ap-
précie de me plonger dans des récits où les lieux,
connus ou inconnus, sont palpables et authen-
tiques. La vérité d’un lieu m’est essentielle. Pouvoir
me promener dans des endroits familiers pendant
que je dessine m’est d’une aide précieuse. Le reste
de l’histoire peut être complètement fantasmé.
Disposez-vous d’un carnet de croquis
pour vos recherches personnelles ?
Actuellement, je ne tiens plus de carnet de croquis
de manière régulière, sauf pendant les vacances.
Dessiner a toujours été une pratique courante
pour moi, et j’ai longtemps rempli des carnets de
dessins qui divergent de mon travail en bande
dessinée. Ces esquisses sont plus une expression
de plaisir et d’exploration, libérées des contraintes
de la narration ou de la perfection, car elles restent
privées. Depuis mon adolescence, j’ai cultivé l’habi-
tude de l’observation à travers le dessin. Mais
aujourd’hui, avec un emploi du temps consacré
au dessin du matin au soir, le temps me manque
pour entretenir cette pratique régulièrement.
De quelle manière votre rapport à l’architecture
influence-t-il votre travail ?
Élevé par des parents architectes, j’ai été immergé
dans l’univers de l’architecture depuis l’enfance,
explorant de nombreux édifices et développant
une véritable passion pour cet art. L’architecture,
omniprésente dans notre quotidien, façonne nos
vies, nos sociétés et les strates sociales. Il m’est
ardu d’imaginer des récits et des personnages
sans les situer dans les espaces qu’ils habitent ou
parcourent, tant ceux-ci reflètent notre réalité.
Le dessin d’espaces et de décors me captive. Sou-
vent, l’atmosphère d’un lieu ou une saison parti-
culière peut même être le point d’ancrage d’une
histoire. J’aime sélectionner les tenues de mes per-
sonnages, cherchant à saisir l’essence du réel pour
le transposer à travers mon langage graphique. Il
y a dans mon travail un aspect de décorateur, de
metteur en scène, qui consiste à animer ce petit
théâtre qu’est l’univers de mes personnages.
Bien que je sois fasciné par ceux qui recréent
des époques avec précision, je ne m’imagine pas
emprunter cette voie. Mais
je me documente rigou-
reusement et apprécie par-
ticulièrement l’utilisation
de Google Street View, qui
me permet de me prome-
ner virtuellement à travers
les villes du monde, un outil
dont je me sers régulière-
ment dans mon travail.
Avez-vous été initié à la technique de la gravure
durant vos études, étant donné que dans
Nachave, la trame joue un rôle significatif ?
J’ai expérimenté la gravure pendant mes études
aux Arts Déco. L’intérêt pour cette technique était
également présent dans mon environnement fami-
lial, grâce à une collection de livres sur le sujet et
à mes frères qui pratiquaient eux aussi cet art.
Les Arts Déco offraient un atelier exceptionnel
où je pouvais travailler sans restriction. Mon style
de dessin étant plutôt géométrique et marqué par
des traits noirs distincts, je me suis moins orienté
vers l’eau-forte ou la gravure sur métal, préférant
l’approche plus franche de la gravure sur bois.
Pour Nachave, ce fut une commande édito-
riale dont la collection est un hommage à Frans
Masereel, un artiste suisse renommé pour ses gra-
vures sur bois et ses narrations visuelles sans
paroles du début du vingtième siècle. L’éditeur m’a
invité à adopter cette technique narrative en créant
une histoire en 25 images en noir et blanc. J’ai envi-
sagé d’expérimenter la gravure pour ce projet mais
le temps m’a manqué. J’ai néanmoins tenté d’inté-
grer dans mes illustrations un hommage à la tech-
nique de Masereel, en jouant sur les contrastes,
les rapports entre le noir et le blanc, le vide et le
plein, et en capturant l’essence de la gravure sur
bois dans la composition de mes images.
L’aimant, qui était votre projet de fin d’études,
a-t-il été réalisé en un an ou y a-t-il eu
une importante charge de travail par la suite ?
La dernière année aux Arts Déco est dédiée au
Grand Projet. L’idée de l’histoire de L’aimant m’est
venue durant l’été précé-
dant la rentrée, et c’est à ce
moment-là que j’ai entamé
la rédaction du scénario.
J’ai commencé à dessiner au
mois d’octobre et, en juin,
les 60 pages comprenant la
colorisation, l’impression et
la reliure étaient achevées.
J’ai poursuivi ce projet pen-
dant encore un an et demi.
En général, la création de
mes bandes dessinées s’étend sur trois ans, sauf
Nachave qui fut une exception de quelques mois.
Lorsque j’écris et que je commence à dessiner,
je mène souvent en parallèle des travaux d’illus-
tration sur commande, ne me consacrant donc
pas entièrement à cela. Cependant, durant les deux
dernières années de création, j’essaye de me foca-
liser exclusivement sur le livre car le temps manque
pour entreprendre d’autres tâches.
Pourriez-vous nous décrire votre relation avec
les maisons d’édition ? Prenez-vous l’initiative
de les contacter et comment se déroulent
ces interactions ? Avez-vous déjà eu
des expériences négatives dans ce processus ?
Ma relation avec les maisons d’édition est assez
limitée puisque je travaille exclusivement avec Sar-
bacane pour mes bandes dessinées. Pour L’aimant,
un projet que j’avais initialement auto-édité, j’ai
contacté divers éditeurs par courrier et en per-
sonne, essuyant plusieurs refus avant de m’asso-
cier avec Sarbacane. Le chemin a été semé d’em-
bûches, certains éditeurs montraient de l’intérêt
et demandaient un retravail, mais sans aboutir à
une collaboration concrète, ce que je trouve assez
nocif. Il est courant que les éditeurs hésitent, sur-
tout avec un premier ouvrage. Il est difficile de
trouver quelqu’un prêt à prendre le risque de
dire « Allons-y », même si l’œuvre n’est pas encore
parfaite. Sarbacane a accepté
de publier L’aimant alors
que plus de la moitié restait
à dessiner, soutenant mes
ambitions quant à la qualité
de l’objet livre, du papier à
la reliure en passant par la
couleur et les techniques
d’impression. J’ai bénéficié
d’une grande liberté créa-
tive avec peu d’interférence
éditoriale, ce qui fait que je
suis très satisfait de notre collaboration.
À l’avenir, je compte démarcher à nouveau, car
j’ai d’autres idées de projets, notamment pour la
jeunesse. Chaque projet nécessite de repenser le
public ciblé et d’examiner attentivement les cata-
logues, la qualité de fabrication des livres, leur
“Ce sont souvent
les lieux qui
me donnent envie
de raconter
une histoire.”
“In fine, ce sont
les lecteurs qui
valident l’efficacité
de l’œuvre.”
Couverture et extraits
de L’aimant,
éditions Sarbacane,
2017.
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RENCONTRE
RENCONTRE
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distribution, ainsi que les auteurs et autrices
publiés par l’éditeur, car cela reflète leur ligne édi-
toriale. Les retours d’expérience d’autres auteurs
dans le milieu sont aussi précieux. Mais pour un
premier livre, le parcours est complexe. Il est
compliqué de trouver quelqu’un qui nous fasse
confiance et qui accompagne bien le projet.
Envisageriez-vous de créer une histoire
en plusieurs tomes, potentiellement plus courts,
ou préférez-vous vous investir dans de grands
ouvrages élaborés sur de longues périodes ?
Quelle est votre perspective concernant
la longueur de vos récits ?
Je ressens une certaine lassitude vis-à-vis des longs
récits. Mon prochain livre fait 350 pages, et j’aspire
à créer des œuvres plus légères, plus succinctes
et à expérimenter. J’ai en tête des concepts de
récits très brefs, une sorte d’anthologie de nou-
velles. Néanmoins, je trouve qu’il est plus exi-
geant d’écrire des histoires courtes – à l’instar des
nouvelles en littérature – où il faut aller droit au
but, présenter des idées et des éléments narratifs
avec une grande efficacité et une chute marquante.
Mais cette difficulté même m’attire et me motive.
Au vu de la diversité de vos récits, on imagine
que vous devez regorger d’idées pour
les concevoir. Comment déterminez-vous
qu’une idée est suffisamment solide pour être
développée ?
Terminer un livre est souvent source d’angoisse,
car il est rassurant de savoir ce qu’on a à faire
chaque matin sur une longue période. Malgré les
doutes inhérents au processus créatif, on a une
direction, on sait où l’on va. Cependant, à la publi-
cation d’un livre, je me retrouve sans plan précis
pour la suite.
C’est à ce moment-là que je commence à
explorer de nouvelles idées, à développer des
ébauches d’histoires, à les retravailler ou parfois
à les abandonner.
L’idée d’un scénario se concrétise souvent par
le partage de mes récits avec mon entourage, afin
de jauger leur réaction et leur intérêt. Je me lance
rapidement dans l’écriture, car pour un projet de
trois ans, l’engagement doit être total.
Pour mon projet actuel, j’ai d’abord avancé
seul, avec des périodes d’écriture difficiles. Je l’ai
abandonné puis repris plusieurs fois. Finalement,
mon frère aîné, scénariste et réalisateur, s’est joint
à moi pour coécrire, rendant le processus de scéna-
risation nettement plus aisé. Collaborer s’est révélé
être une expérience particulièrement enrichissante.
Il peut être ardu de vivre de l’illustration
et de la bande dessinée. Avez-vous une activité
professionnelle secondaire pour subvenir
à vos besoins ?
Sur le plan financier, la situation s’est nettement
améliorée. Mon ouvrage L’aimant a connu un suc-
cès notable, avec de nombreuses traductions et
des options cinématographiques, ce qui a généré
des revenus. De plus, les expositions et les ventes
de planches originales représentent une source
de revenus supplémentaire. L’illustration reste
pour moi un travail alimentaire, car mon désir
véritable est de créer des livres, notamment des
bandes dessinées. Les ventes de mes livres étant
satisfaisantes, elles m’assurent une forme de revenu
régulier, notamment grâce aux droits d’auteur.
La sortie d’un nouveau livre a tendance à stimu-
ler les ventes des précédents et un succès peut
conduire à de meilleures avances pour le projet
suivant. Je ne peux pas me plaindre, ma situation
est assez bonne.
Regrettez-vous la période des études durant
laquelle vous aviez peut-être une plus grande
liberté ?
Durant mes études, j’ai eu l’occasion d’écrire L’ai-
mant dans un contexte où j’étais dégagé de toute
autre responsabilité. Sans les contraintes maté-
rielles, vivant chez mes parents, j’ai expérimenté
une véritable liberté créative, soutenu par les infra
structures des Arts Déco, un environnement très
favorable aux étudiants pour mener à bien de
telles expériences. Plus tard, le temps consacré à
l’écriture n’est pas rémunéré. Il faut assurer ses
revenus, accepter des com-
mandes d’illustrations et
continuer à travailler.
Réussir dans le domaine
de la Bande dessinée exige
une relation au temps bien
particulière. Il est important
de ne pas craindre d’inves-
tir beaucoup de temps pour
créer un livre.
Diriez-vous que votre
appréhension de l’échec est plus grande
aujourd’hui qu’à l’époque de vos études ?
Je ressens aujourd’hui une peur de l’échec bien
plus intense qu’à l’époque de mes études. Quand
on écrit son premier livre, on aborde le milieu de
l’édition avec innocence, sans idée concrète de
ce que représentent un éditeur, les lecteurs ou les
journalistes. Si le livre a la chance de connaître
un certain succès, il attire l’attention de la presse,
figure dans les festivals, les librairies, suscite des
demandes et touche un large public.
Pour le deuxième livre, on est bien plus con
scient de tous ces aspects, ce qui augmente la
pression. On ressent une certaine anxiété par rap-
port aux réactions qu’il va susciter. Par ailleurs,
après avoir terminé un livre, on ne sait pas tou-
jours quel sera notre prochain projet. Il est néces-
saire de prendre du recul par rapport à cette
pression, ce qui n’est pas toujours aisé.
Quels conseils donneriez-vous aux étudiants
en Illustration, et quels sont les meilleurs
conseils que vous avez reçus et qui ont contribué
à votre développement professionnel ?
Il est essentiel d’oser expérimenter, d’écouter son
élan créatif mais de ne pas céder à la paresse. La
création en dessin est un parcours solitaire et exi-
geant. Découvrir et affiner sa propre voix, sa gram-
maire visuelle et sa façon de raconter une histoire
prend beaucoup de temps
et demande une pratique
soutenue. Un conseil pra-
tique pour structurer sa
journée de travail est de par-
venir à s’arrêter le soir avant
d’avoir achevé une illustra-
tion. Cela permet de com-
mencer la journée suivante
en terminant ce qui était en
cours, ce qui nous met en
route pour la journée. La
passion est indispensable. Si l’on s’ennuie en des-
sinant, il vaut mieux s’abstenir. Il est important
de prendre du plaisir dans ce que l’on fait. Enfin,
n’hésitez pas à solliciter vos enseignants pour
obtenir des contacts de directeurs artistiques.
Avez-vous une méthodologie spécifique
pour construire la narration de vos histoires ?
Mon approche de l’écriture est très instinctive, je
ne suis pas une méthodologie particulière. Je me
méfie des recettes toutes faites pour les scénarios.
J’ai tendance à plonger directement dans l’écriture
des dialogues, en composant d’abord une version
où ils prédominent, avant même d’avoir défini com
plètement l’intrigue. Ensuite, je prends du recul
pour déconstruire ce que j’ai écrit et trouver l’épine
dorsale de l’histoire, ce qui va soutenir le récit. Je
m’efforce également de remettre en question la
première idée qui me vient à l’esprit. ♦
“La passion est
indispensable.
Si l’on s’ennuie
en dessinant, il vaut
mieux s’abstenir.”
Couverture
et extraits de Nachave,
éditions Martin
de Halleux, 2022.
Couverture
et extraits
de La dernière rose
de l’été, éditions
Sarbacane, 2020.
ALUMNI
15
14
ALUMNI
Marin Toqué est diplômé d’un Mastère
en Illustration et Bande dessinée à l’École
de Condé Paris. Comment est venu cet attrait
pour l’Art ?
Marin : Tout le monde dessine et fait un peu de
peinture dans la famille, donc on a grandi avec
ça. Avec Félix, qui a huit ans de plus, on est allé
peindre dans la rue pour passer du temps ensemble,
cela a considérablement renforcé notre lien.
Félix : Notre père était rough man puis graphiste
et notre mère fait de la sculpture et de la pein-
ture, cela a nourri cet intérêt. Je suis passionné de
graffitis depuis l’adolescence, j’ai arrêté à ma majo-
rité pour reprendre bien des années après, mais
cette fois-ci au pinceau.
Marin, quel a été ton parcours scolaire ?
Marin : J’ai fait les arts appliqués au lycée, deux
années d’études à l’EESI de Poitiers, suivies d’une
période où j’ai enchaîné des petits boulots. Res-
sentant un fort attrait pour le dessin et le domaine
artistique, j’ai décidé de reprendre mes études en
intégrant un Mastère en illustration et bande des-
sinée à l’École de Condé, à Paris. Cette formation
m’a offert un encadrement et des conseils précieux
de la part des professeurs. En parallèle, on a com-
mencé à peindre dans la rue.
Comment est né ce projet des Toqué Frères ?
Félix : Le projet des Toqué Frères a pris racine
alors que j’étais éducateur en CDI dans un foyer
de jeunes et Marin étudiant à l’École de Condé.
Nous sommes allés peindre dehors pour passer
du bon temps et un passant nous a alors demandé
si nous pouvions peindre sur son commerce situé
non loin de là. De fil en aiguille, une peinture en
amenant une autre, et après avoir longuement
réfléchi, j’ai décidé le jour de mes 30 ans de m’in-
vestir pleinement dans cette voie.
Comment choisissez-vous les lieux où peindre ?
Pourquoi l’art de rue ?
Félix & Marin : Nous privilégions des sites comme
des façades de magasins laissés à l’abandon, des
murs en ruine, ou encore des espaces sous les ponts
– des lieux que nous estimons pouvoir embellir
par notre intervention. Nous pensons que les
habitants doivent s’approprier l’endroit où ils
vivent. L’art de rue participe à cela.
Félix : Dès le lycée, je réfléchissais à l’importance
de rendre l’art accessible et gratuit. En interve-
nant dans les quartiers populaires par des repro-
ductions « à la manière de », notre objectif était de
démocratiser l’art, tout en considérant la ville
comme un espace créatif. L’art urbain contribue
à façonner l’identité urbaine. Nos réalisations
reflètent l’héritage de la publicité peinte à la main,
avec un charme naïf et maladroit qui nous séduit.
Cette approche est pour nous un véritable retour
aux origines, rappelant les peintures primitives
des grottes de Lascaux.
Marin : Félix ayant travaillé longtemps dans le
social, cela nous a aidé à mettre en place des
chantiers de peinture avec les jeunes et les enfants
du 93. Il nous semblait naturel d’amener en prio-
rité de la couleur là où tout est minéral. Suite à
ces chantiers, nous allions vider les fonds de pots
en plein Paris.
Comment procédez-vous pour peindre ?
Et comment fonctionne votre binôme ?
Félix & Marin : Nous avons commencé à la bombe
mais sommes rapidement passés aux pinceaux
pour pouvoir reproduire des œuvres de peintres
qui nous plaisaient. Nous avons osé nous exercer
sur de grands formats à ciel ouvert. Nous avons
aussi appris la peinture de lettres sur le tas en
nous procurant les brosses dédiées. Nous travail-
lons à l’acrylique. Notre approche de la peinture
et notre dynamique en tant que frères évoluent
constamment. Notre méthode peut varier radi-
calement d’un projet à l’autre. On avance à tâtons,
on rebondit sur ce que l’autre a fait en s’arrangeant
pour ne pas poser une croûte géante !
Quelles sont vos inspirations artistiques ?
Félix : Nos inspirations artistiques évoluent avec
le temps. Actuellement, Stephen Powers se dis-
tingue à nos yeux pour son approche unique de
la typographie urbaine. Ayant étudié l’histoire
de l’art à Florence, je me sens particulièrement
connecté à des artistes de la Renaissance tels que
Fra Angelico. Les couleurs et l’effet du temps sur
ses œuvres me touchent profondément. La pein-
ture byzantine, l’art médiéval ou encore les minia-
tures persanes ont une spontanéité qui nous plaît.
Marin : Notre inspiration vient des leçons d’his-
toire de l’art et des influences contemporaines
acquises à l’École de Condé. Dernièrement, j’ai
découvert la peinture de Chéri Samba, qui intègre
des paillettes à ses peintures. Souvent, c’est le
mélange d’illustrations et de typos qui nous plaît.
Nous sommes tous deux amoureux des enseignes
qu’on peut trouver dans les pays où les autocol-
lants n’ont pas remplacé le travail à la main. On
se balade sur Google Earth ! Au Mexique par
exemple, c’est coloré, joyeux, et on sent qu’il n’y a
pas eu d’esquisses. L’inspiration peut aussi venir
d’objets comme les vieilles boîtes d’allumettes
ou encore les cagettes de fruits et légumes.
Quel message souhaitez-vous véhiculer ?
Félix & Marin : Dans les paysages que nous repré-
sentons, l’horizon occupe une place importante,
symbolisant l’optimisme qui imprègne nos mes-
sages. Conscients des défis mondiaux, nous aspi-
rons à une certaine forme d’engagement à travers
l’art de rue, en véhiculant des messages d’espoir
comme « L’amour gagne toujours ». Notre approche
Dans la ville de Paris et aux alentours, les frères
Félix et Marin Toqué parsèment les rues
de leurs messages joyeux. Leurs peintures
colorées mettent du baume au cœur.
Toqué frères
la vie est belle
vise l’universalité et l’optimisme ; nous privilégions
une expression artistique accessible à tous. Notre
but est de distiller de la joie, non par naïveté, mais
par conviction de l’impact positif de l’art, en accord
avec la pensée de Dostoïevski : « La beauté sauvera
le monde ».
Quels autres types de projets de rue
faites-vous ?
Félix & Marin : Nous avons pris part à des initia-
tives éducatives et sociales, axées sur la pédago-
gie et l’insertion des jeunes. Ces projets, financés
par des centres sociaux-culturels, ont permis aux
enfants de s’exprimer par la peinture. Nous valo-
risons la liberté créative, en les encourageant à
exprimer leur imagination sans contraintes.
Que souhaitez-vous pour la suite de votre
collaboration ?
Félix : Pour notre collaboration future, je vois un
équilibre où l’aspect commercial, que j’embrasse
sans réserve, coexistera avec l’expression artistique
plus prononcée de Marin. J’aspire à ce qu’il ait
l’espace pour affirmer davantage sa singularité.
Nous envisageons une nouvelle dynamique où l’un
de nous pilotera la conception artistique tandis
que l’autre se concentrera sur la réalisation pra-
tique, en alternant ces rôles au gré des projets.
Cette approche devrait favoriser une plus grande
liberté individuelle dans notre expression créative.
Après une décennie de collaboration et d’accep-
tation de toutes les propositions, ce changement
pourrait rafraîchir et intensifier notre passion
commune pour l’art.
Avez-vous un rêve particulier d’un point
de vue artistique ?
Marin : Collaborer avec des paysagistes, des archi-
tectes et des scénographes de lumières pour pro-
poser des aménagements de l’espace public qui
soient plus conviviaux. Sur le plan technique,
j’aimerais que nous nous formions à l’art de la
fresque, à la manière des artistes florentins, en
incorporant des pigments directement dans l’en-
duit frais. Cette technique me fascine car elle donne
l’opportunité de créer en utilisant des matériaux
naturels, une approche que je trouve particuliè-
rement adaptée pour des ateliers artistiques avec
les enfants.
Félix : Mon rêve artistique serait de pouvoir peindre
une église dans son esthétique médiévale, la ren-
dant ainsi vibrante de couleurs !
La place de la spiritualité dans votre démarche
artistique ?
Félix : Avant de commencer un projet, je prends
un moment pour adresser une prière bienveillante,
souhaitant que tout se déroule pour le mieux.
Cette pratique s’est révélée particulièrement utile
le jour où j’ai été sollicité pour travailler sur un
projet qui s’éloignait sensiblement de mon uni-
vers habituel. Avant de me lancer, j’ai placé cette
journée sous la bienveillance divine, espérant que
tout se passerait bien. Cette approche spirituelle
m’apporte un sentiment de paix et de confiance,
peu importe le défi à relever.
Marin : Pour moi, peindre dans l’espace urbain
est une forme de don de soi. Cependant, une fois
que notre message est transmis et que notre pein-
ture est apposée sur un mur, elle ne nous appar-
tient plus. La spiritualité réside dans cet acte de
création, dans l’énergie et l’intensité que nous
investissons.
Pour finir, pourriez-vous nous parler du projet
réalisé pour les 170 ans du Bon Marché ?
Félix & Marin : Notre implication dans le projet
des 170 ans du Bon Marché est le fruit d’une heu-
reuse coïncidence plutôt que d’une démarche
proactive de notre part. Notre habitude de peindre
dans des lieux hautement visibles, en journée et
sans nous cacher, a servi de vitrine exceptionnelle
pour nos créations, sans avoir à investir dans des
espaces publicitaires. C’est ainsi que l’adjointe du
directeur artistique du Bon Marché, résidente du
17ème arrondissement, a pris connaissance de
notre travail et y a été réceptive.
Notre agence La Suite Illustration nous a éga-
lement soutenue en prenant en charge les aspects
légaux. Sur ce projet spécifique, nous avons béné-
ficié d’une grande liberté créative, à condition que
notre travail célèbre le 170ème anniversaire du Bon
Marché et, ultérieurement, l’esprit de Noël. Nous
avons proposé un concept qui reflétait à la fois
notre identité artistique et l’image de marque du
Bon Marché. Cette collaboration a été une expé-
rience enrichissante, nous permettant de travail-
ler à une échelle plus large et avec des ressources
conséquentes. Elle représente une étape signifi-
cative dans notre parcours que nous souhaiterions
vivement revivre. ♦
Affiches
(Image Républic) :
Présent,
Cœur vaillant.
Fresque murale,
Rosny sous bois ;
Labyrinthe, installation
pour les 170 ans du Bon
Marché ;
Pression (affiche Image
Republic).
Confiance, fresque
murale, Paris 17ème.
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16
INSTANTANÉ
Après avoir obtenu votre Mastère en Illustration
et Bande dessinée à Condé Paris, quelles ont
été vos trajectoires respectives ?
Lou : Après mes études, j’ai poursuivi mon enga-
gement auprès des Éditions du Léopard Masqué,
où je travaillais déjà en tant qu’illustratrice free-
lance, cette fois à temps plein. J’ai notamment réa-
lisé des couvertures de livres et développé une série
jeunesse intitulée Les Drôles d’Histoire du Monde
des Mots. De plus, j’ai pris en charge la partie gra-
phique et la communication de l’entreprise.
Juliette : Tout est allé très vite pour moi. Durant
ma dernière année à Condé, j’ai été repérée par Les
Arènes grâce à mon Projet de fin d’études intitulé
La Réa, une bande dessinée autobiographique rela-
tant mon expérience de stagiaire infirmière dans
un service de réanimation en Corse. Parallèle-
ment, Martin Zeller, éditeur chez Albin Michel,
m’a proposé d’adapter le roman Tout le bleu du ciel
de Melissa Da Costa. Travailler sur des projets de
bande dessinée a toujours été un rêve pour moi
depuis mon enfance. Je suis ravie de le concréti-
ser ! Je commence le projet pour les Arènes, à la
mi-mars, un fois celui pour Albin Michel terminé.
Lou, félicitations pour la création des Éditions
du Labo M. Comment cette idée a-t-elle germé
et pourquoi ce nom ? Quel est votre plan
de financement et votre ligne éditoriale ?
Lou : Les Éditions du Labo M sont nées de la
volonté de valoriser des projets jeunesse qui ne
cadraient pas avec la ligne éditoriale du Léopard
Masqué. Le nom provient de l’idée d’un labora-
toire créatif explorant divers projets illustrés. Le
« M » fait référence à Mogis, notre nom de famille,
puisque ce projet est une collaboration avec mon
père ; nous sommes une entreprise familiale et
nous l’assumons pleinement. Concernant le finan-
cement, nous disposions de fonds disponibles.
Nous avons choisi de les investir dans le dévelop-
pement de projets à travers une ligne éditoriale
autonome et distincte, mettant en avant le dessin
et la culture.
Est-ce une activité à temps plein pour toi ?
Lou : Absolument. Je jongle entre mes propres
projets d’illustration et les diverses responsabili-
tés au sein du Labo M, où j’assume plusieurs rôles
tels que l’édition, la communication et la gestion
des événements comme les salons du livre. En ce
qui concerne la fabrication, c’est moi qui m’en
occupe. Nous collaborons avec différentes impri-
meries, notamment Pulsion en Bulgarie, qui pro-
pose des options plus intéressantes en termes de
papier et de coûts.
Quels sont les prochains projets que
vous envisagez d’éditer ? Les auteurs vous
proposent-ils leurs travaux ou êtes-vous
à la recherche de nouveaux talents ?
Lou : Nous avons plusieurs projets en cours,
notamment une série de carnets de voyage avec
Jeanne Mogis, une auteure talentueuse. Oui, ça
reste très familial (rires). Je développe également
mes propres projets d’illustration. Je prends l’ini-
tiative de contacter les auteurs. Je les repère prin-
cipalement sur Instagram mais aussi grâce au
réseau professionnel que j’ai constitué grâce à
l’École de Condé. Par exemple, je participe chaque
année aux Journées Portes Ouvertes, une occa-
sion privilégiée de découvrir de nouveaux talents.
Les Éditions du Labo M est une jeune maison
spécialisée dans les livres illustrés, fondée
en septembre 2023 par Lou Mogis.
Le théâtre de mes nuits par Juliette Bertaudière
marque l’introduction de la bande dessinée
à son catalogue. Lou et Juliette sont toutes
deux diplômées d’un Mastère en Illustration
et Bande dessinée à l’École de Condé Paris.
Cette publication offre l’opportunité d’échanger
avec ces deux jeunes femmes talentueuses
sur les origines de ce projet.
Lou Mogis / Juliette Bertaudière
histoires de familles
Valentin Havart
Barbe Bleue et ses angesses
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ALUMNI
INSTANTANÉ
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Emma Akhtari
anges
Juliette, Lou t’a-t-elle contactée pour éditer
ta bande dessinée ? Qu’est-ce qui t’a inspirée
à écrire ce récit autobiographique ?
La création des Éditions du Labo M a-t-elle
influencé ta décision ?
Juliette : Lou m’a contactée en septembre 2022
pour éditer une bande dessinée. À ce moment-là,
je réfléchissais déjà à la possibilité de poursuivre
mes propres projets en tant qu’artiste complète,
tout en ayant des contrats chez Albin Michel et
les Arènes en tant que dessinatrice uniquement.
Travailler sur ce projet m’a permis de continuer
à écrire et à dessiner pour moi-même, pour le
simple plaisir de créer. Il était crucial pour moi
de ne pas perdre la pratique de l’écriture. La liberté
que Lou m’a offerte a été un facteur déterminant
dans ma décision.
Tu travailles sur deux projets conséquents
à paraître chez Albin Michel et aux Arènes.
Comment as-tu géré ton temps pour travailler
sur un album supplémentaire ?
Juliette : J’ai jonglé entre mes différents contrats
en travaillant sur Tout le bleu du ciel en journée, et
en consacrant mes soirées et week-ends à l’album
avec Lou. Parfois, lorsque je terminais mes planches
pour Albin Michel et qu’il y avait un court laps de
temps avant de recevoir les retours de l’éditeur,
j’avançais sur le projet. C’était un emploi du temps
chargé mais gratifiant.
Lou, qu’est-ce qui t’a attirée dans l’histoire
de Juliette et t’a convaincue de l’éditer ?
Est-ce que le projet s’est signé sur la base
d’un synopsis ou de quelques planches ?
Lou : J’avais eu l’occasion de découvrir son Projet
de fin d’études, que j’avais beaucoup apprécié.
Au départ, j’avais cette idée de travailler sur un
ouvrage en noir et blanc. Je lui avais donc demandé
si elle avait un autre projet de ce type à me propo-
ser. Elle m’a montré une petite bande dessinée de
15 planches qui raconte sa première expérience
au théâtre. Ce que j’ai vraiment aimé, c’était la
façon dont Juliette représentait Paris, nous fai-
sant ainsi découvrir la ville à travers ses dessins.
Cela m’a vraiment enthousiasmée dès le départ,
alors je lui ai proposé de collaborer ensemble. Le
projet a évolué au fil du temps. La relation de
confiance entre nous a été essentielle.
Durant l’élaboration du livre, avez-vous eu
des échanges ? Juliette, soumettais-tu
les planches à Lou en cours de réalisation
pour obtenir ses retours et validations ?
Lou : Juliette m’a envoyé le storyboard au fur et à
mesure. Nous avons eu des allers-retours et des
ajustements ont été faits en fin de projet.
Juliette : En réalité, ce dont je me souviens, ce
sont les emails que tu m’envoyais, presque sup-
plicatoires, en disant : « Où en es-tu ? J’espère que
tu n’as pas rencontré de difficultés, j’espère que
tu as pu avancer un peu, etc. » Et moi, je me disais :
« Oh oui, c’est vrai, il faut que je trouve le temps ! »
C’était un peu compliqué, mais ce n’était pas trop
gênant tant que nous n’avions pas encore fixé de
date de sortie. C’est plutôt vers la fin que j’ai vrai-
ment mis un coup d’accélérateur, car vous m’avez
dit : « Il faudrait que tu termines mi-octobre », et
vous avez bien fait de le préciser, sinon je ne pense
pas que j’aurais terminé à temps.
Juliette, ton livre est construit autour
d’anecdotes de tes carnets. Pourquoi as-tu
choisi cette approche et comment as-tu tissé
un récit à partir de ces bribes ?
Juliette : Je me suis rendu compte que mon his-
toire se déroulerait à Paris, j’avais déjà des anec-
dotes racontées dans mon carnet, mais que per-
sonne ne verrait jamais à moins que je ne les
montre vraiment. Alors, j’ai puisé un peu dedans,
notamment celle du voisin complètement fou.
C’est la vérité vraie, authentique, je ne pouvais
pas rêver mieux comme élément pour illustrer la
vie en résidence étudiante. L’histoire du théâtre
me semblait également logique à inclure. Ensuite,
j’ai construit le récit comme cela, en improvisant,
tout en m’appuyant sur les saynètes que j’avais
esquissées dans mon carnet. Au départ, c’étaient
juste des petits sketchs, puis j’ai développé une
trame autour de la recherche de l’amour, afin de
les relier entre elles.
Lou, pourquoi avez-vous décidé d’orienter
le projet autour de la culture parisienne ?
Quelle est la vision éditoriale derrière
cette décision ?
Lou : L’orientation culturelle du projet s’inscrit
dans notre volonté d’avoir un catalogue diversi-
fié. Le projet de Juliette met en valeur des lieux
emblématiques de Paris, ce qui correspond à notre
ligne éditoriale axée sur la découverte culturelle.
Prévoyez-vous de publier d’autres œuvres
de Juliette Bertaudière aux Éditions du Labo M ?
Lou : Absolument ! Travailler avec Juliette a été
une expérience formidable et nous serions ravis
de collaborer à nouveau avec elle.
Juliette : J’ai beaucoup apprécié travailler avec
Lou et je serais enchantée de poursuivre cette
collaboration.
Affaire à suivre, donc ! ♦
Extraits de Le théâtre
de mes nuits,
par Juliette Bertaudière,
éditions du Labo M,
2024.
DOSSIER
21
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DOSSIER
la meilleure façon de marcher
Identifier le statut professionnel d’un illustrateur peut être complexe
en raison de la diversité de ses pratiques. Contrairement à un artiste
plasticien, l’illustrateur travaille dans le domaine des arts appliqués,
ce qui le rend souvent tributaire des commanditaires.
Cependant, il est important de distinguer deux situations différentes.
Dans le premier cas, l’auteur-illustrateur est à l’origine du projet
et approche les éditeurs pour les convaincre de le publier. Si un accord
est conclu, des ajustements peuvent être suggérés par l’éditeur
dans le cadre d’une collaboration contractuelle.
Dans le second cas, c’est l’éditeur ou le directeur artistique qui initie
le projet et recherche un illustrateur pour le concrétiser.
Tout au long de sa formation, l’étudiant est confronté à cette double
tension en apparence contradictoire, entre la liberté de création
et les exigences de la commande. En fin de cursus, deux réalisations
concrètes lui permettent de se préparer à cette réalité professionnelle :
le Projet de Fin d’Études et le portfolio. Le Projet de Fin d’Études, initié
par l’étudiant lui-même, a été présenté dans le précédent numéro
d’Illuzine. Quant au portfolio, il est élaboré dans le but de communiquer
efficacement pour attirer l’attention des clients potentiels, et il est
important de bien appréhender les principes qui le sous-tendent.
PORTFOLIO, UNE DÉFINITION
Pour postuler à un emploi, un curriculum vitae est essentiel. Cependant, dans
le domaine de l’illustration, le portfolio se substitue au CV. Il met en avant les
compétences de l’illustrateur, ses projets antérieurs et fournit des informa-
tions sur la manière de le joindre.
LA CONSTITUTION D’UN PORTFOLIO
DURANT LA SCOLARITÉ
Pendant les trois premières années de Bachelor, la création d’un portfolio
est une étape incontournable, évaluée à la fin de chaque année lors d’un oral
devant les enseignants. À ce stade, le portfolio est principalement composé
de travaux réalisés dans le cadre scolaire, témoignant des progrès de l’étudiant.
À partir du Mastère, l’étudiant est encouragé à envisager son portfolio
dans un contexte professionnel plutôt que scolaire. En dernière année, un
atelier hebdomadaire est spécialement dédié à l’élaboration de ce portfolio.
Cet atelier est structuré en séquences pédagogiques :
La première séquence est consacrée à l’analyse collective des portfolios
existants devant toute la classe. Sont examinés : le positionnement (la cible,
les clients visés), la cohérence graphique, l’organisation éditoriale et la mise
en page. Cette séquence permet d’identifier les lacunes et de définir les
axes de développement futurs.
Les séquences suivantes visent à compléter et enrichir le portfolio à tra-
vers un atelier de création avec un suivi personnalisé. Les étudiants réalisent
divers travaux tels que des illustrations de presse, des couvertures de roman,
des portraits, des créations de personnages, des illustrations de récits courts.
Des séries d’illustrations sur des thèmes variés sont également proposées,
selon les centres d’intérêt de chaque étudiant : scènes de la vie quotidienne,
paysages, sujets culturels (théâtre, musique, cinéma, etc.) ou sportif…
Le carnet de croquis ou de recherche est également envisagé comme une
source potentielle pour enrichir le portfolio, car il reflète souvent une écriture
graphique singulière contribuant à l’identité artistique de l’illustrateur en devenir.
Une séquence est consacrée à la création d’une carte de visite ainsi
qu’une carte de vœux, conçues comme des outils de communication et de
prospection de nouveaux clients.
Une autre séquence se concentre sur la présence de l’étudiant sur les
réseaux sociaux en tant qu’outil de communication. Sont abordés : la cohé-
rence graphique, la mise à jour du contenu en éliminant les travaux obso-
lètes, l’avatar et le storytelling. L’objectif est de prendre conscience de l’image
projetée et d’apprendre à la maîtriser.
Enfin, une dernière séquence se consacre à la présentation du portfolio
sur deux supports : imprimé et numérique (sous forme de PDF). La concep-
tion graphique du portfolio, pensée comme un objet éditorialisé, est réalisée
en collaboration avec un enseignant en graphisme.
“Contrairement à une idée
répandue, un portfolio
ne consiste pas à exposer
les compétences techniques
acquises par l’illustrateur.”
“Le portfolio n’est pas figé ;
il doit être régulièrement
mis à jour.”
Ce dossier est illustré
par des images
extraites des portfolios
d’étudiants actuelle-
ment en Mastère 1 & 2
à l’École de Condé Paris.
Anna-Gaëlle Lienne,
Mastère 2.
Léa Boudin,
Mastère 2.
DOSSIER
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22
DOSSIER
“Le carnet de croquis
est également envisagé comme
une source potentielle
pour enrichir un portfolio.”
“Il peut être judicieux
de proposer plusieurs portfolios
selon la cible visée :
un portfolio édition, jeunesse,
un portfolio presse, etc.”
QU’EST-CE QU’UN BON PORTFOLIO ?
Contrairement à une idée répandue, un portfolio ne consiste pas à exposer
les compétences techniques acquises par l’illustrateur (maîtrise des logiciels
de dessin) ou sa virtuosité dans une variété d’outils traditionnels (aquarelle,
encre de Chine, gouache, etc.). Il doit présenter une sélection des meilleurs
travaux, les plus récents. Le commanditaire potentiel s’intéresse peu aux
progrès réalisés au fil des années.
Bien qu’il n’existe pas de règles universelles pour la composition d’un
portfolio, la qualité principale à mettre en avant est l’homogénéité et la cohé-
rence de l’écriture graphique, ainsi que la singularité des travaux présentés.
Un professionnel doit pouvoir rapidement se faire une idée précise de l’univers
de l’illustrateur afin d’éviter toute surprise dans le cas d’une collaboration.
Il est important de montrer des illustrations correspondant au type de
travail que l’illustrateur souhaite développer. Par exemple, un auteur qui cherche
à travailler pour la presse devrait présenter des exemples de réalisations
dans ce domaine. Un directeur artistique ne s’aventurera pas à commander
des illustrations pour un article si le portfolio ne contient pas de réussites
dans cet exercice.
Il existe autant de formes de portfolios que d’illustrateurs. Ce document
reflète la personnalité, l’esprit et le regard de l’illustrateur sur le monde. Des
images documentaires aux dessins humoristiques, des images narratives aux
illustrations contemplatives ou conceptuelles, l’illustrateur est libre d’explo-
rer tous les registres, tant que sa personnalité transparaît dans l’ensemble
de sa production.
Il peut être judicieux de proposer plusieurs portfolios selon la cible visée :
un portfolio édition, jeunesse, un portfolio presse etc.
LA TYPOLOGIE DE PERSONNAGE
« Dessine-moi un bonhomme ! » Dès l’enfance, le bonhomme est un enjeu de
représentation fondamental et identitaire.
Avec le temps, l’illustrateur poursuit cette quête et stabilise sa représen-
tation. La manière dont un illustrateur dessine l’humain devient sa signature,
permettant de l’identifier au premier regard.
Cette caractérisation permet également de percevoir immédiatement
son registre (réaliste, caricatural, conceptuel) et de le situer dans le paysage
éditorial : s’adresse-t-il aux enfants, aux adolescents, à un lectorat féminin ?
Il est crucial d’accorder une place significative à la création de person-
nages dans le portfolio. Au-delà des planches spécifiquement dédiées à
cette recherche, chaque illustration doit mettre en scène une typologie de
personnage stable et immédiatement reconnaissable.
LA COULEUR
La couleur joue un rôle déterminant. L’identité d’un illustrateur se manifeste
à travers sa palette de couleurs, qui doit s’adapter aux exigences techniques
des différents médiums de diffusion et de reproduction. Que ce soit pour un
affichage numérique ou une impression sur papier, les profils colorimétriques
varient, CMJN ou RVB, bichromie, quadrichromie. Expérimenter des techniques
spécifiques comme l’impression Pantone, la sérigraphie ou la risographie
permet d’amener de la diversité dans le traitement des images. Ainsi, le portfolio
d’un illustrateur doit embrasser ces diverses méthodes de coloration et d’im-
pression. De même, le noir et blanc mérite d’être exploré et valorisé, offrant une
multitude de possibilités pour se démarquer et exprimer son originalité.
LA BANDE DESSINÉE
La place de la bande dessinée dans un portfolio est souvent un sujet de ques-
tionnement qui ne trouve pas de réponse catégorique. Rappelons néan-
moins que la bande dessinée est une pratique d’auteur ou d’autrice qui s’ins-
crit rarement dans le cadre de la commande. Bien qu’il existe des exceptions.
Certaines revues jeunesse ou spécialisées dans la bande dessinée, ainsi
que quelques maisons d’édition ayant un projet éditorial spécifique, peuvent
parfois commander des planches de bande dessinée à un dessinateur. Cepen-
dant, le choix de celui-ci est généralement déterminé par ses publications
antérieures dans ce domaine, plutôt que par son portfolio. Intégrer des planches
de bande dessinée dans un portfolio est donc une pratique exceptionnelle.
Cependant, ces planches peuvent offrir un aperçu plus approfondi de la sin-
gularité d’un illustrateur et ouvrir une fenêtre sur son univers créatif.
ÉDITORIALISATION
Le portfolio est un objet éditorial, et certaines mentions sont indispensables.
Les images doivent être titrées et datées, et le format ainsi que la tech-
nique utilisée doivent être mentionnés. Le contexte de réalisation doit être
explicité : s’agit-il d’un travail commandé ? Dans ce cas, il est important de
préciser le magazine ou la campagne publicitaire concernée. Les recherches
personnelles et les expérimentations peuvent également trouver leur place
dans un portfolio, mais il est essentiel de les distinguer clairement.
Un Curriculum Vitae n’est pas nécessaire, mais les coordonnées de l’illus-
trateur doivent être incluses : adresse e-mail, numéro de téléphone, site
internet, réseaux sociaux, etc.
Le portfolio peut être organisé par catégorie ou thématique. Le rythme
et l’ordre des images doivent faire l’objet d’une attention minutieuse. Il est
possible de créer des ruptures en variant les formats ou en utilisant des doubles
pages. La couverture doit être soigneusement composée, en mettant en
avant l’identité de l’illustrateur plutôt que le simple titre « Portfolio ».
Le nombre de pages peut varier, mais le portfolio doit être généreux sans
être trop volumineux, afin de permettre une lecture rapide par un profes-
sionnel dont le temps est précieux.
RENCONTRES PROFESSIONNELLES
Chaque année, l’École de Condé accueille une journée dédiée aux rencontres
professionnelles pour les étudiants en mastère. Des professionnels de l’illus-
tration sont conviés à rencontrer les étudiants lors d’entretiens rapides où
ils présentent leur portfolio. Les conseils et retours obtenus lors de ces
échanges sont souvent fructueux et peuvent aboutir à des collaborations.
Le portfolio est conçu pour être largement diffusé, donc il est crucial de
développer un réseau professionnel solide. Ces journées offrent une oppor-
tunité précieuse à cet égard. Cependant, il est essentiel de veiller à ce que le
portfolio corresponde à la ligne éditoriale de l’interlocuteur. Il est maladroit
d’envoyer des dossiers qui ne correspondent pas à ses attentes, ce qui peut
témoigner d’un manque de compréhension de ses besoins.
La persévérance, l’écoute et la réactivité face aux suggestions sont des
qualités indispensables dans ce métier. Le portfolio n’est pas figé ; il doit être
régulièrement mis à jour. L’ajout de nouvelles images peut faire l’objet d’un
suivi auprès des commanditaires potentiels. L’objectif est d’établir un dia-
logue et une relation durable. ♦
les formats de portfolio
— portfolio au format papier
Cette version est considérée comme la référence.
Une attention particulière doit être portée à l’objet
lui-même (choix du papier, mise en page, etc.).
— portfolio au format PDF
Il s’agit de la version numérique du portfolio
papier. Plus facile à partager, il peut être envoyé
en pièce jointe d’un e-mail.
— sites web de portfolio
Ces dernières années ont vu l’émergence de sites
dédiés aux portfolios. Ils fonctionnent sur
un principe similaire et proposent des services
de mise en page. Certains sont payants tandis
que d’autres sont gratuits, bien que ces derniers
offrent généralement des fonctionnalités
de mise en forme et de stockage plus limitées.
— portfolios sur les réseaux sociaux
La présentation du portfolio sur les réseaux
sociaux permet d’exposer ses travaux de manière
intuitive. Cependant, il est crucial de rester
sélectif dans les travaux publiés et de supprimer
ceux qui sont trop anciens.
Stella Goltsche, Mastère 2.
Romane Foratier, Mastère 1.
Xiaohan Wang, Mastère 1.
Olivia Tallarita, Mastère 2.
Clarisse De Jesus, Mastère 2.
DOSSIER
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24
DOSSIER
Bien que directrice artistique, Sara Deux n’avait
pas envisagé cette carrière à ses débuts.
C’est lors d’un stage en photogravure pendant
ses études de licence en art et communication
à La Sorbonne qu’elle fait la rencontre de Yann
Walsh, un graphiste anglais. Cette rencontre
déterminante, lui ouvre les portes d’un métier
dont elle ignorait l’existence jusqu’alors.
En découvrant ce domaine, elle réalise que
celui-ci peut répondre à son appétence
et à son intérêt précoce pour le dessin, nourri
par des artistes tels que Alechinsky et Joan
Mitchell, ainsi que des auteurs de bande
dessinée comme Fred et Mattoti, Bretécher
et Marjane Satrapi.
Au fil de sa carrière, elle a travaillé pour
plusieurs magazines jeunesse tels que Science
et Vie Junior, Science et Vie Micro, et Science
et Vie Découverte. Par la suite, elle a collaboré
avec des quotidiens prestigieux tels que
Libération et Le Monde. Avec Quentin Leeds,
elle a co-créé la maquette de la revue XXI.
Actuellement, Sara exerce en tant que directrice
artistique indépendante, se concentrant
principalement sur l’édition, notamment
pour Payot & Rivage, L’iconoclaste les Arènes,
où elle se spécialise dans les ouvrages jeunesse
et les sciences humaines. Elle a récemment
lancé la collection BD Psy chez les éditions
Les Arènes, une série de bandes dessinées qui
vulgarisent les connaissances scientifiques
dans le domaine de la santé mentale.
Ton parcours est véritablement éclectique,
avec une grande variété d’expériences.
Ta pratique de la direction artistique diffère
selon les projets sur lesquels tu as travaillé.
Pour commencer, revenons sur ton début
dans la presse jeunesse.
Lorsque j’ai travaillé pour Science et Vie Junior,
puis Science et Vie Découverte, l’objectif était de
garder une approche claire et didactique. Les illus-
trations devaient être colorées, réalistes ou expli-
catives, afin de faciliter la compréhension des
lecteurs.
La pédagogie était primordiale, les dessins
devaient être simples, en adéquation avec le texte.
Pourquoi la neige tombe, expliquer en dessin
donc, comment se forme une boule de neige.
Comment fonctionne la mémoire etc. Questions
apparemment faciles qui nécessitent un gros tra-
vail de vulgarisation.
Dans la presse quotidienne, le rôle
de l’illustration varie significativement selon
le support, que ce soit Libération ou Le Monde.
À Libération, le travail était principalement axé
sur le dessin de presse, souvent teinté de satire.
Nous avions plus de liberté pour nous moquer et
adopter une approche iconoclaste, contrairement
au Monde, où l’approche était plus éditoriale. Le
temps de réaction pour l’illustrateur est aussi très
réduit. Dans les quotidiens, la commande doit
être faite en quelques heures.
Au Monde, les illustrateurs étaient considérés
comme des éditorialistes. L’environnement était
plus sérieux, avec une approche plus symbolique
ou conceptuelle, bien que des tendances humo-
ristiques, comme avec Colcanopa, aient com-
mencé à émerger. Nous essayions d’introduire un
peu d’humour, malgré un environnement rédac-
tionnel relativement contrôlé et sensible à cer-
taines thématiques. Il y avait une diversité de des-
sinateurs du monde entier, certains étant affiliés
au journal. Il y avait moins de direction artistique
directe. Ils envoyaient 2-3 dessins, et nous choi-
sissions parmi eux.
La création de la revue XXI a véritablement
marqué un tournant dans le paysage médiatique
français, avec une place prépondérante
accordée à l’illustration. Qu’as-tu retiré
de cette expérience ?
Travailler pour XXI impliquait une forte dimen-
sion narrative centrée sur le texte et le reportage.
Chaque illustration devait être précise et fidèle à
la réalité, notamment dans les détails tels que les
tenues vestimentaires ou les décors, car XXI avait
la particularité d’être mis en image uniquement
avec des illustrations de tailles plutôt consé-
quentes par rapport ce qui se faisait ailleurs ; où
d’ailleurs les papiers de reportage étaient plutôt
illustrés par des photos. L’idée était donc de mon-
trer autre chose que ce qu’on voyait en photo
mais avec la même précision, la même justesse.
J’ai cherché à collaborer avec des artistes
capables de saisir l’essence même des sujets, même
si cela impliquait parfois de les orienter avec une
documentation abondante, comprenant des pho-
tos et des descriptions détaillées fournies par les
journalistes.
Nous proposions également quelques rubri
ques plus brèves, pour lesquelles j’essayais de faire
« Tout commence par une immersion
dans le texte. »
toujours en mouvement
travailler des dessinateurs plus jeunes ou moins
expérimentés, leur offrant ainsi une opportunité
de démarrer dans le métier. Ce travail sur les
brèves était intéressant car il demandait souvent
une approche plus symbolique et rapide.
Une autre rubrique consistait à retranscrire
en images des reportages filmés, en insufflant sa
propre sensibilité et interprétation. C’était une
expérience différente, qui modifiait la perception
de la lecture.
Lorsque tu travailles sur une couverture de livre,
est-ce encore un autre exercice ?
Oui, c’est un processus encore différent. Tout com-
mence par une immersion dans le texte. Ensuite,
le travail dépend de l’identité éditoriale de la
maison d’édition. Par exemple, lorsque je colla-
bore avec Payot et Rivages pour lesquels j’ai conçu
la collection de livre de poche « la petite biblio
Payot », nous commençons avec le titre et un brie-
fing succinct. Parfois, le manuscrit n’est même
pas achevé. Je me lance alors dans une recherche
d’images correspondant au sujet. Je propose plu-
sieurs concepts, en échangeant des idées avec
l’éditeur jusqu’à ce que nous trouvions la meil-
leure représentation visuelle. Enfin, je fais appel
à mon réseau d’illustrateurs pour concrétiser la
vision choisie, ou prendre une image existante
dans leur portfolio.
Quelles sont, selon toi, les caractéristiques
d’un portfolio de qualité ? Et qu’est-ce qui
te pousse à envisager de collaborer avec
un illustrateur ou une illustratrice en particulier ?
Alors, en ce qui me concerne, ce que je recherche
en premier lieu dans un portfolio, c’est la diversité
des travaux présentés. Je m’intéresse à la manière
dont l’artiste utilise la couleur, qu’elle soit vive ou
plus subtile, ainsi qu’à sa capacité à représenter
différents environnements, comme des paysages
urbains ou des scènes en mouvement.
Il est essentiel pour moi que l’illustrateur
puisse donner vie à des personnages, à travers leurs
expressions faciales notamment. Il faut qu’il y ait
de la vie, tout simplement, qu’on y croit.
Ensuite, bien que je n’aie pas de préférence
absolue en termes de style, j’apprécie particuliè-
rement les portfolios qui démontrent une expres-
sivité marquée. Je trouve crucial qu’une illustra-
tion puisse attirer le regard et communiquer une
émotion au lecteur.
En ce qui concerne les couleurs, bien que j’ap-
précie également le noir et blanc, je suis sensible
à la maîtrise de la palette colorée. J’ai souvent été
curieuse de voir des illustrateurs qui travaillent
principalement en noir et blanc explorer égale-
ment la couleur. Cette capacité à jouer avec les
différentes techniques et styles est ce qui m’inté-
resse vraiment, car cela peut ouvrir de nouvelles
perspectives, ça peut tout à coup faire tilt.
Il me semble qu’un portfolio doit témoigner
d’une qualité d’esprit ou de réflexion.
Si ce n’est d’une forme d’humour, tout au moins
d’une capacité à prendre du recul par rapport
aux sujets abordés, une forme de décalage
ou de pas de côté.
Absolument, je suis d’accord. C’est certainement
l’une des qualités. La particularité d’un regard est
« Ce que je recherche en premier lieu
dans un portfolio, c’est la diversité
des travaux présentés. »
Camille de Cussac
pour les éditions Payot.
Stéphane Oiry
pour la revue XXI.
Greygouar
pour la revue XXI.
ATELIER
27
26
DOSSIER
Pendant six semaines, à raison d’une séance
hebdomadaire de trois heures, Jean-François
Martin a animé un atelier avec les étudiants
de première année du Mastère en Illustration
et Bande dessinée sur le campus de Paris.
S’inspirant de son livre publié en 2006
chez Micahalon, intitulé Les métamorphoses
d’Aladin ou comment il fut passé au caviar,
l’illustrateur a encouragé les étudiants
à participer à un exercice de caviardage créatif.
Les instructions pour cet atelier étaient formulées
de la manière suivante :
Caviarder : v. tr. Censurer ou biffer à l’encre noire.
Supprimer (un passage censuré) dans une publication,
un manuscrit.
L’expression « Passer au caviar ou caviarder » : Cacher
ou supprimer – Censurer.
En Russie, sous le tsar Nicolas 1er, la censure était fré-
quente, dans les publications et livres imprimés, il n’était
pas rare de trouver des taches noires, faites à l’encre,
destinées à rendre indéchiffrables les passages qu’on
voulait censurer. Il se trouve que le caviar, cet aliment
de luxe, principalement originaire de Russie, est éga-
lement noir. La comparaison a été très vite faite entre
ce mets souvent servi dans les dîners huppés dégouli-
nants de richesses et ces taches noires dans les journaux
populaires, matérialisant la censure.
Utilisé en argot depuis le début du XXe siècle dans le
milieu journalistique, le « passage au caviar » a ensuite
donné le verbe caviarder.
Pour cet atelier, vous allez caviarder. Au premier sens,
c’est-à-dire couvrir, biffer des parties du texte existant.
Au second sens, ce sera tout sauf de la censure. Vous allez
couvrir, biffer avec de l’acrylique, mais surtout inven-
ter une autre histoire. À partir d’un imprimé, d’une
matière première fragile, de vieux journaux (Lecture
pour tous), vous allez devoir proposer, en 3 pages caviar-
dées minimum, autre chose. Un récit illustré, une bande
dessinée, des publicités, des affiches, etc. Mais une autre
chose, cohérente, brillante, époustouflante. Autant dans
la narration, le concept, la réalisation.
Pas de la censure, une autre vie. Votre vision de cette
autre vie.
Ces caviardages devront être marouflés.
Acrylique sur le support original.
Gamme de couleurs réduites (choisie de façon démo-
cratique pendant l’atelier).
Pas de numérique, à part les recherches, crayonnés.
« Je trouve essentiel d’avoir un contact
humain, de connaître la personne
derrière le travail »
« Parfois, une rencontre fortuite
ou une présentation originale peut
faire toute la différence »
quelque chose que l’on peut assez rapidement dis-
cerner. En fait, qu’est-ce que le portfolio révèle
aussi de la personne, de sa propension à adopter
un point de vue différent ? C’est incontestable.
Est-ce principalement sur les réseaux sociaux
que tu prospectes aujourd’hui ?
Oui, en effet. C’est là où je concentre la majeure
partie de mes recherches. Instagram, plus préci-
sément. Je ne suis pas très active sur Facebook,
donc je m’y rends rarement. Mais oui, Instagram
est vraiment le principal canal. En plus des dos-
siers que je reçois, l’on me conseille des gens.
Est-ce que tu continues à recevoir des dossiers
par e-mail ?
Oui, absolument. Les dossiers continuent d’affluer.
Et quelque chose qui prend de plus en plus d’im-
portance, surtout depuis que je travaille dans la
bande dessinée, c’est le fait de rencontrer les des-
sinateurs en personne. Paradoxalement, en illus-
tration, il m’arrivait de ne pas les voir pendant
des années. Mais en bande dessinée, c’est presque
impensable pour moi. J’ai vraiment besoin de les
rencontrer, de dialoguer en direct. C’est une rela-
tion à long terme, en quelque sorte. Je trouve
essentiel d’avoir un contact humain, de connaître
la personne derrière le travail.
Et en parlant d’esprit et de personnalité, c’est
une sorte de présence au monde, une manière
d’être singulière et unique. Cette intelligence se
reflète dans le dessin.
Cette dimension humaine devient de plus en
plus importante pour moi. Je pense que cela est
dû en partie au fait que je dispose de plus de
temps maintenant, mais aussi à un changement
dans ma perception des choses. Dans mes expé-
riences précédentes, comme au Monde ou à
Libération par exemple, les interactions en per-
sonne étaient assez rares. La plupart du temps,
nous travaillions à distance, sans jamais vraiment
nous rencontrer.
Tu as également eu l’occasion d’enseigner
à l’École de Condé. Comment as-tu trouvé
cette expérience, et quels étaient tes objectifs
pédagogiques à ce moment-là ?
J’ai vraiment adoré cette expérience car c’était
enrichissant dans les deux sens. J’avais l’impres-
sion d’enseigner aux élèves tout en apprenant
beaucoup d’eux. Ils m’ont apporté autant que je
leur ai apporté. Chacun avait sa propre manière
de penser et d’aborder les choses, reflétant une
génération différente avec une fraîcheur et une
énergie fascinantes.
En termes de ce que je voulais transmettre, je
me suis concentrée sur l’importance de la narra-
tion visuelle et sur la façon de répondre aux com-
mandes. J’ai proposé des exercices visant à explo-
rer différentes approches de la narration à travers
l’illustration, en tenant compte du support et du
contexte. Par exemple, je voulais qu’ils com-
prennent la différence entre travailler pour un
journal comme Libération, un magazine comme
XXI, ou un livre jeunesse. Chaque média néces-
site une approche artistique spécifique tout en
conservant sa personnalité d’illustrateur.
Je proposais de nombreux exercices, en met-
tant l’accent sur XXI car cela offrait une grande
variété de sujets et de styles. C’était une occasion
pour moi de leur offrir un large éventail d’expé-
riences et de perspectives. L’objectif principal
était de les sensibiliser à la manière dont la narra-
tion peut être portée par le dessin, en tenant
compte des contraintes et des exigences spéci-
fiques à chaque contexte éditorial et aussi de par-
tager les aspects pratiques de ce métier tant du
point de vue technique que financier.
En tant que directrice artistique, je leur ai éga-
lement transmis ce que j’attendais d’un illustra-
teur dans un contexte professionnel, que ce soit
dans la presse, l’édition ou la bande dessinée. Mon
objectif était de leur donner les outils nécessaires
pour comprendre les attentes et les exigences du
monde professionnel de l’illustration.
As-tu été amenée par la suite à collaborer
avec des anciens étudiants ?
Oui, pas mal en fait. Kei Lam, Natacha Paschal,
Camille de Cussac, Léonard Dupond, plus récem-
ment Marguerite Boulanger, Juliette Bertaudière
et Anne-Isabelle Lucas. Et j’en oublie sûrement !
Pour conclure, quel conseil donnerais-tu
à un étudiant en illustration ou à un jeune
illustrateur débutant ?
Je dirais qu’il est important d’écouter son intuition
et de suivre son propre chemin. Trouver confiance
en soi et son propre style est essentiel. Il est éga-
lement crucial de s’enrichir continuellement, que
ce soit en conversant avec les autres, en décou-
vrant de nouvelles sources d’inspiration ou en
élargissant ses horizons culturels.
En outre, je recommanderais vivement aux
débutants de chercher des occasions de ren-
contrer d’autres illustrateurs, de participer à des
collectifs ou de rejoindre un atelier. L’échange
d’expériences et de perspectives peut être extrême
ment stimulant. Les écoles sont des endroits pri-
vilégiés pour cela, mais une fois diplômé, il est
important de cultiver ses propres réseaux.
Enfin, je conseillerais aux jeunes illustrateurs
de ne pas hésiter à envoyer leurs portfolios à un
large éventail de destinataires. Il ne faut pas qu’il
pèse 40 000 tonnes, évidemment ! Parfois, une
rencontre fortuite ou une présentation originale
peut faire toute la différence. Il est crucial de res-
ter ouvert aux opportunités et de saisir chaque
occasion de présenter son travail et de faire des
rencontres. ♦
Jean François Martin
Caviardage
Kei Lam
pour L'Iconoclaste.
Amaury Verret.
28
ATELIER
ATELIER
29
Jean-François Martin est un illustrateur français
né à Paris le 26 juillet 1967. Il a suivi des études
à l’École Nationale Supérieure des Arts Appliqués
et des Métiers d’Art (ENSAAMA – Olivier
de Serres). Il a commencé sa carrière en tant
que graphiste chez Bayard, puis s’est orienté
vers l’illustration jeunesse en 1993, collaborant
avec de grandes maisons d’édition. Il a également
travaillé pour des journaux tels que Le Monde,
Libération, le Times, le New York Times, ainsi
que pour la revue jeunesse Dada spécialisée
dans l’Art. En 2010, il réalise le court métrage
d’animation L’inventeur dans le cadre du projet
Le Laboratoire d’images. Parallèlement, il a créé
le livre L’inventeur en tant que reflet éditorial
du film. Depuis deux ans, il enseigne l’illustration
à l’École de Condé, sur le campus de Paris.
Il a été récompensé par le Bologna Ragazzi Award
pour son album fiction Fables d’Ésope en 2011,
et a également reçu le Grand Prix de l’illustration
en 2012 à Moulins pour le même ouvrage. ♦
Romane Foratier.
Xiaohan Wang.
Xiao Wang.
Zi Lin An.
30
JURY
À L’USINE
31
les coulisses d’une commande d’illustrations
Après une formation à l’école Émile Cohl de Lyon,
j’ai exercé en tant qu’illustrateur pendant plus
de 8 ans. Ensuite, avec mon associée Priska, qui
avait également suivi le même cursus, nous avons
eu l’opportunité de travailler pour un agent à
Paris, ce qui nous a permis d’explorer plus fine-
ment le monde de l’illustration. Riche de cette
expérience, nous avons décidé de créer notre
propre agence, Costume 3 pièces, il y a plus de
vingt ans. Au début, nous avons jonglé entre nos
casquettes d’illustrateurs et de gestionnaires
d’agence. Au bout d’un an, nous avons choisi de
nous concentrer entièrement sur la direction
de l’agence pour défendre les talents de l’équipe.
Notre objectif avec Costume 3 pièces était de
dépasser les limites de l’image imprimée pour
explorer d’autres supports tels que les vitrines,
le packaging, le film et l’animation. Nous nous
sommes rapidement positionnés sur ce créneau.
Au fil des ans, j’ai dirigé le studio de création de
Costume 3 pièces, où je suis responsable de la
conception et de la réalisation de projets pour
nos clients, principalement dans le secteur
du luxe. Notre équipe s’est élargie et compte
désormais sept membres aux compétences diver-
sifiées, incluant un directeur artistique, un gra-
phiste, un chef de projet, un responsable de pro-
duction et un agent artistique. Cette composition
nous permet de répondre de manière efficace aux
besoins tant de nos clients que de nos artistes.
Actuellement, la majeure partie de mon travail
est axée sur les marques, en particulier dans le
secteur du luxe. En travaillant directement avec
elles, j’ai la possibilité d’influencer les décisions
et de mettre en avant des artistes originaux
pour des projets spécifiques de manière singu-
lière et pertinente. Mon approche ne vise pas à
accumuler des artistes comme des trophées,
mais plutôt à identifier les talents qui répondent
aux besoins spécifiques de nos clients tout en
maintenant l’équilibre au sein de notre équipe.
Je suis attentif à ne pas céder aux tendances
éphémères du monde de l’illustration, préférant
une approche plus pérenne.
J’ai été régulièrement invité par l’École de Condé
à participer à des rencontres professionnelles
ou à intervenir en tant que membre du jury lors
des remises de diplômes. J’ai particulièrement
apprécié ces échanges car ils se sont déroulés
sur une période étendue, permettant de suivre
l’évolution des étudiants et de les soutenir en
fonction de leurs besoins spécifiques.
Parmi les étudiants de la promotion que j’ai
accompagnée, j’ai remarqué le talent de Yukiko
Noritake, et depuis, elle a intégré notre agence.
Je suis convaincu de l’importance pour les étu-
diants de développer non seulement leurs com-
pétences techniques et artistiques, mais aussi
leur personnalité. Appréhender les tendances du
marché représente un défi complexe. À leur stade,
il est naturel de ne pas saisir toutes les possibi-
lités offertes par ce domaine, car moi-même,
lorsque j’étais étudiant et illustrateur, je n’en
avais pas conscience. Ce que je recherche chez
les candidats, c’est une ouverture d’esprit et une
compréhension approfondie de leur environne-
ment professionnel. Même si certains se spé-
cialisent exclusivement dans l’édition, les jeux
vidéo ou l’animation, il est crucial de comprendre
que les carrières peuvent suivre diverses tra-
jectoires. Dans le domaine de l’illustration, les
opportunités sont nombreuses, comme le mon
trent les installations réalisées pour Le Bon
Marché par les frères Toqué, la campagne de
Kenzo Parfum avec Vincent Mahé ou encore
l’univers créé par Charlotte Gastaut pour Van
Cleef & Arpels, déployé sur des vitrines, des
façades d’immeubles et sur la 20ème avenue
de New York. ♦
Piaget a confié à Yukiko Noritake la création d’une série d’illustrations
pour magnifier ses bijoux pour la période des fêtes de fin d’année.
Elle a réalisé l’univers de la campagne digitale comprenant 26 visuels
fixes et 15 assets animés. Costume 3 Pièces Studio a réalisé la production
de l’ensemble de la campagne fixe et animée.
Pour cette image, Yukiko Noritake a pensé à représenter la bague
comme une coiffe pour habiller la femme au milieu d’une scène de danse
festive. Yukiko a d’abord travaillé un rough en noir et blanc pour valider
la composition et le placement de la pièce joaillière, puis il a suffi
de 2 aller-retours pour valider définitivement les poses et les tenues,
avant de finaliser à la peinture. ( www.costume3pieces.com)
Guy Mestrallet
agent d’illustrateur, agence Costume 3 Pièces
jury de la promotion 2019
ESQUISSES
33
32
ESQUISSES
Wang Xiao, originaire
de Chine, poursuit
actuellement ses études
en Mastère 1 à l’École
de Condé de Paris.
Son projet intitulé Ayi,
une bande dessinée
originale, explore
de manière inédite
le thème poignant
de la traite des femmes
dans la Chine rurale.
Son inscription à l’École
de Condé témoigne de
sa volonté de d’enrichir
et d’approfondir
sa culture graphique.
« J’aime dessiner
des inconnus dans les rues
et les métros.
Dans ces lieux, je trouve
une source infinie
d’inspiration pour mes
esquisses de personnages.
J’adore observer
les différentes personnes
et m’exercer à dessiner
rapidement. Je m’efforce
de capturer en mots
ou en images ceux qui
laissent une impression
durable sur moi,
imaginant leurs histoires
et leurs voyages.
Cette pratique m’a permis
d’accumuler une
multitude de matériaux
pour mes bandes dessinées.
Chaque visage anonyme
devient un protagoniste
potentiel dans l’univers
coloré de mes créations. »
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Depuis combien de temps enseignes-tu à l’École Condé ?
Cela fait maintenant cinq ans, je crois. En fait, plusieurs motivations m’ont
poussé à le faire. D’abord, il y avait un aspect financier qui était attrayant, car
comme tout créateur, je suis confronté à des fluctuations dans les com-
mandes de travail. En enseignant, cela me procurait une certaine stabilité
financière, ce qui me permettait de me consacrer à mes projets avec moins
de stress, surtout lorsqu’il s’agit de projets de bande dessinée qui demandent
beaucoup de temps. Ensuite, j’avais déjà eu des expériences pédagogiques,
notamment des cours particuliers, qui m’avaient beaucoup plu. Enseigner à
des étudiants qui deviennent aussi des adultes, dans le cadre d’un cursus
où ils sont vraiment engagés, m’intéressait davantage que d’animer des
ateliers pour des enfants. C’était une opportunité d’aborder des théma-
tiques plus exigeantes avec des étudiants sérieux et motivés.
Quels enseignements souhaites-tu transmettre à tes étudiants ?
Dans mon cours, qui tourne principalement autour de la création de per-
sonnages, j’essaie avant tout d’ouvrir l’esprit de mes étudiants. En première
année, ils arrivent souvent avec une culture assez restreinte, souvent axée
sur les mangas ou les dessins animés. Mon objectif est donc de les amener
à découvrir d’autres formes de représentation, même celles qu’ils pour-
raient initialement ne pas apprécier, en leur proposant une palette d’inspi-
rations plus variée. Je veux aussi les encourager à briser leurs habitudes de
dessin, surtout en ce qui concerne l’attachement émotionnel aux person-
nages. C’est un défi, mais c’est ce que je m’efforce de faire.
Je les encourage également à explorer différents outils et techniques,
pas seulement le dessin au trait. Selon le sujet, j’essaie de leur montrer dif-
férentes approches et comment celles-ci peuvent être appliquées. Nous
abordons parfois des thèmes issus de la littérature jeunesse ou nous dis-
cutons de questions de narration, afin de les sensibiliser à la puissance du
geste et de la trace sur le papier lorsqu’ils dessinent une figure.
Enfin, nous explorons également le choix du ton qui peut être choisi
pour communiquer avec le lecteur ou le spectateur de l’image.
Plus précisément, sur quels types de projets les fais-tu travailler ?
Au début de l’année, j’aime varier les sujets pour maintenir mon intérêt et
les accompagner au mieux. Par exemple, j’ai proposé un projet inspiré du
travail de Loïc Froissart, un illustrateur jeunesse qui utilise des formes souples
et libres pour construire ses personnages. Cette approche permet d’intro-
duire de la vivacité dans les personnages tout en aidant les étudiants à sur-
monter les problèmes de construction auxquels ils sont parfois confrontés.
Un autre projet que j’aime appeler « anti-Tintin » consiste à encourager
les étudiants à explorer d’autres solutions que le trait de contour habituel.
Ils doivent utiliser des techniques telles que les aplats ou les textures, ce
qui les pousse à chercher de nouvelles sources d’inspiration et à être plus
attentifs aux détails et aux motifs dans leurs dessins. Si je leur demande de
travailler sur des personnages hybrides, un petit peu mutants ou extrater-
restres, par exemple, je les incite à puiser dans une documentation, des
couleurs, des motifs, en étant attentifs à la forme un petit peu différemment.
Comment abordes-tu la question de la narration par l’image ?
En ce qui concerne la narration, j’aborde cette dimension de différentes
manières. Un exercice qui peut être assez parlant consiste à interpréter Cathy
Ames, un personnage issu du roman de John Steinbeck, À l’Est d’Éden. Ce
personnage est décrit comme ambivalent, d’apparence enfantine mais avec
une personnalité démoniaque. L’idée est de réfléchir à la manière de repré-
senter cette dualité, en évitant les stéréotypes visuels habituels (les gros
yeux émotionnels, le petit nez, la petite bouche). Ils doivent trouver des solu-
tions graphiques pour exprimer des aspects contradictoires de la person-
nalité du personnage, en tenant compte du ton du texte.
Dans un autre cours dédié à la narration, j’utilise des principes inspirés
de l’Oubapo pour explorer la structure et le rythme des bandes dessinées.
À l’instar de Lewis Trondheim et Jean-Christophe Menu dans Moins d’un quart
de seconde pour vivre, nous travaillons sur des techniques d’itération ico-
nique, où une même image est reproduite plusieurs fois pour former un strip.
Les étudiants peuvent alors se concentrer sur l’interaction entre le texte et
l’image pour créer des rythmes et des effets narratifs. Ça me permet d’évo-
quer différents modes d’énonciation avec des textes en voix off, sous forme
de récitatifs, des textes parlés, des textes de pensées.
Quelle est ta perception d’une illustration ou d’une bande dessinée
réussie, et quels sont les aspects auxquels tu es sensible ?
C’est une question complexe. Je pense en fait qu’il est important de disso-
cier un peu les deux domaines, car même s’ils partagent un rapport texte-
image, la manière dont ce rapport s’exprime peut varier. Pour moi, en parti-
culier dans la bande dessinée, ce qui compte vraiment, c’est l’implication et
la sincérité de l’auteur. Je suis moins sensible aux effets narratifs purs ; ce
que je recherche, c’est une histoire qui est nécessaire pour l’auteur, qui
aborde des questions qui lui tiennent à cœur, et comment cela se mani-
feste à travers son travail.
En ce qui concerne l’illustration, cela dépend beaucoup du contexte. La
façon dont on aborde la création d’une couverture diffère de la manière dont
on conçoit une série d’images pour accompagner un article. Dans tous les
cas, je considère le rapport au texte comme crucial, mais je suis également
attentif à ce que l’image communique par elle-même, indépendamment du
texte. Avant même de lire le texte, une bonne illustration doit capturer l’at-
tention et éveiller la curiosité. La composition joue un rôle essentiel à cet
égard ; une mauvaise composition peut affaiblir toute l’image, tandis qu’une
bonne composition mettra en valeur son fonctionnement interne.
En fin de compte, il est difficile de définir une réponse universelle, car ce
qui rend une illustration ou une bande dessinée réussie est souvent lié à la
manière dont elle surprend et interpelle le spectateur ou le lecteur. C’est
cette capacité à surprendre, à dérouter parfois, qui fait tout son sel.
Quels conseils donnerais-tu à un jeune aspirant à vivre de ce métier ?
Je dirais que la pratique est essentielle. Même s’il peut être difficile de trou-
ver des opportunités immédiatement après l’école, il est crucial de mainte-
nir une discipline de travail pour continuer à progresser. En réalité, sortir de
l’école marque souvent le début d’un cheminement où l’on doit constam-
ment expérimenter, évoluer et produire. Utiliser les réseaux sociaux pour
partager son travail est une manière de continuer à produire régulièrement.
Il est également important de ne pas se laisser paralyser par les doutes ou
la peur de l’échec. La pratique régulière est un excellent moyen de surmon-
ter ces obstacles. À Condé, nous avons la chance de bénéficier de stages et
de rencontres avec des professionnels, ce qui vous met en contact direct
avec le milieu avant même de terminer vos études. C’est une opportunité
précieuse que toutes les écoles n’offrent pas, et cela peut vraiment aider à
démarrer sa carrière sur de bonnes bases.
Tu viens d’être distingué par un Fauve à Angoulême, c’est un formidable
encouragement pour la suite. Comment appréhendes-tu celle-ci.
Quels sont tes prochains projets ?
Cette distinction, c’est génial ! Comme je le mentionnais précédemment, j’ai
consacré beaucoup de temps à ce projet malgré les difficultés économiques
inhérentes à cette pratique. Chaque étape, de la réalisation du projet à sa
sélection et finalement sa distinction par un Fauve, a été une source de
satisfaction immense. Ce qui est le plus important pour moi, c’est la visibi-
lité que cela apporte. Avec tant de contenu publié en permanence, cette
reconnaissance peut attirer l’attention des lecteurs sur mes futurs projets.
Actuellement, j’ai déjà quelques idées en tête pour mon prochain livre, mais
j’ai besoin de commencer à les dessiner pour voir si elles sont viables. De
plus, j’ai un livre jeunesse en cours de finalisation avec la Joie de Lire, prévu
au printemps. Graphiquement, c’est encore autre chose. Cependant, la grosse
envie, c’est vraiment un autre album en bande dessinée. ♦
Matthieu Chiara, originaire
de Nice et résidant désormais
à Paris, est diplômé des Arts
décoratifs de Strasbourg
en illustration.
En 2013, il a remporté le 3ème
prix du concours Jeunes talents
du Festival d’Angoulême.
Il est l’auteur de plusieurs
ouvrages, dont Dessins variés,
effets divers (Le Monte-en-l’air,
2015) et Hors-jeu (L’Agrume,
2016). Il a également illustré
Le Syndrome de la chouquette
de Nicolas Santolaria (Anamosa,
2018) et collabore régulièrement
avec des revues telles que Citrus,
Kiblind et Attitude. En plus
de son travail d’illustrateur,
il réalise des concerts dessinés.
Cette année, il a été honoré
par le Fauve Révélation
lors du festival International
de la bande dessinée
d’Angoulême pour son dernier
ouvrage publié aux Éditions
de l’Agrume : L’homme gêné.
Matthieu Chiara
le geste et la trace
Extrait de L’homme gêné, L’agrume, 2023.
Le bateau, eau forte.
Le banquet, eau forte.
Revue le 7.
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Qu’est-ce qui t’a motivé à rejoindre l’équipe enseignante de Condé
Toulouse et depuis combien de temps y enseignes-tu ?
Une opportunité s’est présentée lorsque le prof précédent a voulu se consa-
crer à un gros projet personnel qui ne lui laissait plus le temps d’enseigner.
Il a parlé de moi à la direction, on s’est vus en entretien, et c’est comme ça
que j’ai repris son poste. C’est ma deuxième année d’enseignement.
Toulouse accueille de nombreux illustrateurs et auteurs de bande
dessinée. Y a-t-il des échanges ou une émulation palpable autour
de cette scène graphique ?
Oui et non. Il y a comme dans toutes les villes, des « sous-groupes ». Alors
on se croise, on se mélange un peu lors de certaines occasions (festivals,
dédicaces des une et des autres, vernissages…) mais on revient surtout à
nos collègues d’ateliers, ou affinités plus personnelles. Quant à l’émula-
tion, oui, elle existe, mais là encore surtout avec les amis proches. Et en ce
qui me concerne, ils ne sont pas forcément Toulousains.
Quels messages ou compétences cherches-tu à transmettre
à tes étudiants ?
L’efficacité et le côté ludique de la narration. Je vois ça un peu comme un
jeu, on se lance dans une histoire, on est bloqué, des trucs ne fonctionnent
pas… Comment on s’en sort, comment on dégrippe un récit, comment on le
fait « fonctionner »… J’essaie d’insuffler ce côté ludique via des exercices à
contraintes par exemple. Outre les outils classiques de narration (spécifi-
quement en bande dessinée, mais pas seulement), je m’efforce de leur
apprendre la lisibilité à la fois dans leur propos, la structure de leur récit,
mais aussi dans une page ou même une seule image.
Quel est ton regard sur tes étudiants en termes de motivation
et de niveau ?
Ils arrivent parfois avec une idée déjà très précise et naïve de ce qu’ils
veulent faire (oui le manga, c’est toi que je regarde…). Ce n’est pas facile de
les faire sortir de cette ornière pour certains, mais pour d’autres, ils sont
très à l’écoute. Et je me dis aussi que si certaines choses n’accrochent pas
maintenant, au vu de la façon dont j’ai reçu les choses moi aussi quand
j’étais plus jeune, la graine est plantée… ils s’en souviendront peut-être le
moment venu, comme ça m’est arrivé à leur âge.
Le niveau est très hétéroclite, mais certains profils sont très prometteurs,
voire déjà bien affirmés. Ceux qui progressent le plus vite sont ceux qui ont
les idées moins arrêtées, sont plus perméables.
Sur quels types de projets les fais-tu travailler dans le cadre
de leur formation ?
Des récits courts, un peu d’écriture sous la forme de synopsis par exemple,
et des exercices à contraintes, inspirés de certains trucs de l’Oubapo, pour
qu’ils se posent eux-mêmes des problèmes et trouvent eux-mêmes les
solutions. J’aime bien leur faire faire des fanzines de temps en temps. Avoir
créé quelque chose de A à Z peut être assez libérateur.
Qui sont les illustrateurs et auteurs de bande dessinée qui ont influencé
ton regard et tes préférences artistiques ?
Vaste sujet, mais j’ai en gros été très influencé par les indés américains des
années 90/2000. Chester Brown, Seth, Joe Matt, puis Peter Bagge, puis
plus récemment Noah Van Sciver… en France, les débuts de l’association,
Jean-Christophe Menu, les rennais de feu Judith et Marinette… En résumé
j’ai été bien plus attiré par la branche « narrative » que la branche « plastique »
de cette nouvelle bande dessinée.
Comment abordes-tu la narration par l’image dans ton enseignement ?
Par le biais de la bande dessinée. C’est efficace, simple à mettre en œuvre,
pas cher à réaliser. Ce côté lo-fi de la bd est ce qui en fait toute sa force.
(comme le slogan punk « two chords and the truth », là on pourrait dire « un
papier un stylo et c’est parti… ») Je leur fais aussi faire un peu de story-
board. Comme il y a des profs d’animation, je me concentre sur l’image fixe.
Quels conseils donnerais-tu à un jeune aspirant à une carrière
dans ce domaine ?
Que « carrière » est un bien grand mot. Que tout est déjà fait, faisable, et de
plus en plus facilement (l’IA c’est toi que je regarde…) alors autant aller vers
une voie et un propos personnels, ça on ne pourra pas le leur prendre ou le
copier. Et que le travail de quelqu’un qui s’est fait plaisir à le produire se
ressent toujours dans le résultat.
En tant qu’auteur de la série Michel, comprenant cinq tomes à ce jour,
peux-tu nous en dire plus sur ce personnage et les sujets politiques
ou sociétaux abordés dans cette série ? Ces thématiques sont-elles
également au cœur de tes enseignements ?
C’est un personnage qui m’est venu il y a longtemps, vers 2005 je pense,
quand je galérais à faire de la bd et que je faisais de l’intérim et des petits
boulots en même temps. Mais au lieu de parler de moi, j’ai transposé ça
dans un petit rondouillard qui galère à faire du reportage radio. Puis 15 ans
plus tard, j’ai repris ce personnage, car il me permet, par son métier, d’abor-
der tous les sujets et de l’introduire dans tous les milieux.
Quant aux thématiques abordées, elles sont liées à la société contem-
poraine, à des trucs qui me touchent ou m’énervent… Mais je n’aborde pas
ces sujets dans le cadre de l’enseignement.
Peux-tu nous parler de tes projets futurs, notamment la possibilité
d’un prochain tome de Michel, et d’autres projets à paraître ?
J’édite une revue, BENTO (avec la structure d’édition Radio as Paper) et je
compte refaire un numéro bientôt (le 8ème). Sinon j’ai un gros projet en
cours, plus frontal que Michel, mais je préfère ne pas trop en parler pour
l’instant. Et un deuxième projet, dont le personnage principal sera une vieille
dame dont le quartier est en pleine gentrification. Pas de prochain Michel
prévu, en tout cas pas tout de suite, et si il revient, ça sera sûrement sous
une autre forme, ailleurs… ♦
Né en 1977 à Narbonne,
Pierre Maurel est un auteur
de bande dessinée prolifique,
particulièrement actif dans
le domaine de la bande dessinée
indépendante. À ses débuts,
il se consacre à la création
de mini-comics à tirage
confidentiel qu’il distribue
gratuitement.
Son travail l’a amené à collaborer
avec diverses publications
telles que Jade, Jadeweb,
L’employé du Moi, Ferraille,
Ego Comme X, Les autres gens,
Professeur Cyclope et La Revue
dessinée.
Actuellement basé à Toulouse,
il enseigne la narration à l’École
de Condé depuis deux ans.
Son dernier ouvrage, Michel
et la bataille des Dombarelle
(Éditions L’employé du moi)
figure dans la sélection officielle
du Festival International de la
Bande Dessinée d’Angoulême.
Pierre Maurel
un papier, un stylo
et c’est parti…
Évolution d’un personnage par Léo Si Heng,
Bachelor 1, campus de Toulouse.