Saison
2024-2025
CONSERVATOIRE
NATIONAL SUPÉRIEUR
DE MUSIQUE ET
DE DANSE DE PARIS
Dries Segers, Black body, 2018
6
SUR LES HISTOIRES
EN TRAIN DE S’ÉCRIRE
Éditorial d’Émilie Delorme
10
ESSAYER. ESSAYER
ENCORE. ESSAYER
MIEUX.
Dialogue entre l’historienne des
sciences et metteure en scène
Frédérique Aït-Touati et Émilie
Delorme
16
PORTFOLIO
ENSEMBLE NEXT
par Myr Muratet
20
FilLe Du cHaoS
Portrait de la compositrice
Olga Neuwirth
24
JE COMPOSAIS
SANS LE SAVOIR
Entretien avec la compositrice
Imsu Choi
28
Où SoNt lEs
CoMpOsiTrIcEs ?
Dialogue entre Marianne Chauvin,
Léa Chambon, Imsu Choi
et Elisa Constable
33
CD-ROME
Entretien avec Kishin Nagai
34
CE QUE NOUS DIT
LA MUSIQUE
Portrait du chef d’orchestre
Raphaël Pichon
40
FaIrE SaUtEr LeS
mAiSoNs D’oPéRa
Pierre Boulez à 100 ans
par Pascal Leray
45
CRÉER ANTHÈMES II
Souvenir de Hae-Sun Kang
46
ROCHEETCLAIREVOIE
Poème de Laura Vazquez
à propos d’Éclat / Multiples
48
À LA VIE, À LA MORT
Entretien avec la metteuse
en scène Mariame Clément
51
L’ART DU PRÉSENT
Portrait de la cheffe d’orchestre
Ustina Dubitsky
56
PORTFOLIO /
UNE JOURNÉE DE JUIN
AU CONSERVATOIRE
par Vincen Beeckman
64
RETOUR EN FRANCE
Entretien avec Muriel Maffre
70
ALORS ON DANSE
Portrait du chorégraphe Cyril Baldy
74
METTRE DES MOTS
SUR LES GESTES
Entretien avec l’artiste
chorégraphique Clémence Galliard
78
LES ABSENTS ONT
TOUJOURS TORT
Improvisation de l’autrice
Ryoko Sekiguchi à propos
d’une œuvre de Christian Boltanski
82
PORTFOLIO /
SANS TITRE
par Thomas Müller
86
LE TEMPS RETROUVÉ
Entretien avec
Pierre-Alain Braye-Weppe
92
PÉDAGOGIE
EN MOUVEMENT
Dialogue entre Émilie Delorme,
Muriel Maffre et Jean-Claire Vançon
100
LE SON DU VIVANT
Entretien avec
Florent Caron Darras
106
LA FASCINATION
DU RYTHME
Entretien avec Stéphane Payen
112
BROOKLYN
CONNECTIONS
Portrait de la saxophoniste
Ingrid Laubrock
118
L’AUTRE VOIX
Entretien avec Anne Le Bozec,
Danièle Clémot et Gilles Oltz
124
MUSIQUES MIXTES
Dialogue entre Clément Carpentier,
Alexis Ling, Denis Vautrin
et Jacques Warnier
128
LA FIN ET
LE COMMENCEMENT
Fin de saison au Conservatoire
par Tiphaine Lévy-Frébault
132
EN +
Actualité du Conservatoire
136
AgEnDa
SAISON 2024 - 2025
SOMMAIRE
Patricio Reig, En magia, 2015
SUR LES HISTOIRES EN TRAIN DE S’ÉCRIRE
#ÉDITO
Si étrange que semble le
moment présent, quelque
mauvaise apparence qu’il
ait, aucune âme sérieuse
ne doit désespérer.
Les surfaces sont ce qu’elles sont,
mais il y a une loi morale dans
la destinée, et les courants sous-
marins existent. Pendant que le
flot s’agite, eux, ils travaillent.
On ne les voit pas, mais ce qu’ils
font finit toujours par sortir tout à
coup de l’ombre, l’inaperçu
construit l’imprévu. Sachons
comprendre l’inattendu de
l’histoire.
Victor Hugo, Paris, juillet 1876
SUR LES HISTOIRES
EN TRAIN
DE S’ÉCRIRE
Maria Siorba, Blank Verse, in process
#ÉDITO
SUR LES HISTOIRES EN TRAIN DE S’ÉCRIRE
N’est-ce pas le propre de l’art que de scru-
ter et de saisir ces courants sous-marins
dont parle ici Victor Hugo ? Ne sommes-nous
pas dans une période cruciale qui néces-
site que notre société accorde aux artistes
la place qui leur permettra de tisser les
fils de l’histoire, les fils de nos histoires ?
Il me semble que cette tentative de saisir
les courants sous-marins s’incarne dans la
recherche artistique menée jour après jour
par nos étudiant·es, dans ce laboratoire
intime dont je suis souvent frappée de voir à
quel point il est connecté au temps présent.
L’attention au monde de ces jeunes artistes
représente à mes yeux un espoir puissant
dans un contexte où les occasions d’espérer
sont aussi rares que précieuses.
« L’histoire en train de s’écrire. » On a beau-
coup entendu cette expression à propos
de la séquence politique du printemps et
de l’été 2024. Ce qui s’écrit n’est jamais
qu’une part subjective de ce qui est vécu.
Ce qui ne s’écrit pas encourt le risque d’être
refoulé ou – pire – de disparaître à jamais.
En tant que mise en récit des événements,
l’histoire nous permet de nous emparer du
passé, de le faire nôtre, de lui donner une
forme et un sens. Écrire l’histoire, c’est
considérer que nous avons quelque chose à
voir avec ce passé et qu’il a quelque chose
à voir avec nous. Écrire son histoire, ses
histoires, c’est mettre en débat ces écri-
tures, mettre en perspective les passés
qu’elles mobilisent : c’est assurément une
garantie pour construire un avenir qui ne
soit pas condamné à répéter les erreurs du
passé. Dans ces pages, nous avons à cœur
d’accueillir une diversité de récits : autant de
points de vue dans la confrontation desquels
nous pouvons espérer nous construire et
faire advenir la richesse de notre avenir.
En France, le temps de l’élection est un
moment intense de la vie démocratique,
un moment fait de débats enflammés et
de polarisation extrême. Passé ce temps,
comment reconstruire un espace commun ?
Comment recommencer à vivre ensemble ?
Comment retrouver le plaisir de la confron-
tation des idées, la joie de se construire
dans l’altérité ? Comment faire à nouveau
communauté – une communauté vivante et
recherche de Florent Caron Darras, qui se
demande comment – en portant attention
à son environnement – la musique peut se
mettre à l’écoute du vivant et combler la
séparation avec la nature qu’a creusée un
certain anthropocentrisme. Parce que notre
héritage artistique ne cesse de se recréer
dans la dialectique entre enseignant·es et
étudiant·es, nous débattons ici de cette
pédagogie en mouvement lors d’un dialogue
mené avec notre directeur des études musi-
cales Jean-Claire Vançon et notre directrice
des études chorégraphiques Muriel Maffre.
La séquence électorale de 2024 a plus que
jamais mis à jour les fractures qui fragmen-
tent notre territoire. Notre mission prend
son sens à l’échelle du pays : comment
former des artistes venus de tous horizons
et qui seront capables à leur tour d’ancrer
leur art sur leur territoire, de faire rayon-
ner la culture et les arts vivants à l’échelle
nationale et internationale ? Lancé en 2023,
le projet d’université européenne IN.TUNE
réunit huit établissements d’enseignement
supérieur européens pour penser le devenir
de notre héritage culturel et politique. Œuvre
fondatrice du récit européen, la Neuvième
Symphonie de Beethoven que dirige cette
saison Raphaël Pichon nous rappelle que
cette utopie fragile s’est toujours construite
sous le signe de l’ouverture et non du repli
sur soi. Parce que l’égalité des chances
compte parmi nos missions prioritaires, nous
accueillons cet automne des étudiant·es en
danse venu·es de Guadeloupe. En partena-
riat avec la Fondation Culture & Diversité, le
stage auquel ils participent leur permet de
se projeter dans la poursuite de leurs études
dans l’enseignement supérieur. Dans les
pages qui viennent, nous donnons également
la parole à Clémence Galliard, artiste cho-
régraphique qui a développé une expérience
sensible et novatrice de « radio-description »
pour permettre à la danse de dépasser les
frontières et de toucher une large audience.
Le centenaire de Pierre Boulez – que nous
célébrons en 2025 – nous rappelle que l’his-
toire des arts est aussi faite de ruptures et
de bouleversements, des artistes que l’on
exalte et de ceux qu’on oublie. Le voyage que
nous entreprenons ne doit laisser personne au
bord de la route. Aussi avons-nous convié la
chercheuse Marianne Chauvin à débattre avec
des étudiant·es de la sous- représentation des
créatrices dans les programmations. Dans
un texte que nous avons commandé à Ryoko
Sekiguchi, l’autrice enquête sur l’installation
secrète réalisée par Christian Boltanski dans
les sous-sols du Conservatoire, qui met en
lumière – non sans humour – les oubliés de
l’histoire de notre institution. Enfin, nous avons
invité le photographe Vincen Beeckman à
déambuler au Conservatoire pour capter sur
le vif des métiers souvent invisibilisés mais qui
n’en sont pas moins essentiels. Je vous invite
à nous rejoindre pour explorer ces histoires
en train de s’écrire. Chaque spectacle, chaque
concert est une invitation à plonger dans
ces récits variés, à découvrir leur richesse
inouïe. Venez célébrer avec nous la créativité
et la diversité des talents au Conservatoire
de Paris. Nous sommes impatients de vous
accueillir et de partager avec vous cette
saison riche en découvertes et en émotions
artistiques.
Émilie Delorme, directrice
Je suis souvent
frappée de voir
à quel point
la recherche
artistique menée
jour après
jour par nos
étudiant·es est
connectée au
temps présent.
vibrante ? Certes, notre institution a déjà
vécu bien des bouleversements. Sa nais-
sance est contemporaine de la Révolution
française. Si quelques fées se sont penchées
sur son berceau, il s’agissait sans doute des
fées du chamboulement et du chambarde-
ment. Le nom même de Conservatoire est
trompeur : il laisse présager une forme de
stabilité et d’immuabilité quand sa force a
toujours été d’évoluer avec son temps. Nous
dialoguons dans ces pages avec Frédérique
Aït-Touati. À travers ses conférences per-
formées, cette artiste et chercheuse en
histoire des sciences développe des formes
originales qui nous donnent un exemple d’une
esthétique de l’essai, d’un art capable de
sonder les profondeurs du temps pour mieux
saisir le monde en train de se faire et de se
défaire.
Au Conservatoire, nous nous attachons
sans relâche à tisser ces liens entre les arts
vivants et les savoirs, entre la recherche
et la création. En témoignent les projets
de nos étudiant·es. Vous pourrez notam-
ment découvrir dans les pages suivantes la
L’attention au
monde de ces
jeunes artistes
représente à mes
yeux un espoir
puissant dans
un contexte où
les occasions
d’espérer sont
rares.
11
10
ESSAYER. ESSAYER ENCORE. ESSAYER MIEUX.
#ENTRETIEN
Vous êtes à la fois metteuse
en scène-performeuse et
chercheuse en histoire des
sciences, évoluant ainsi sur une
ligne de crête entre la recherche
et les arts, la production
de savoirs et la création.
Comment en êtes-vous venue
à occuper cette position
au confluent de disciplines
habituellement séparées ?
FRÉDÉRIQUE
AÏT-TOUATI
Il me semble que cet intérêt pour
le décloisonnement remonte à
mes études en Angleterre, où j’ai
découvert l’histoire des sciences. Là-bas, j’ai
entrepris une thèse sous la direction de Simon
Schaffer. C’est lui qui m’a fait rencontrer le
philosophe Bruno Latour qui est par la suite
devenu un compagnon de route. Ma thèse por-
tait sur le lien entre sciences et fiction – lien
paradoxal puisque notre pensée moderne n’a
de cesse de les opposer : d’un côté, l’art ayant
partie liée à l’imaginaire et à la fantaisie, de
l’autre, le sérieux des savants et des scienti-
fiques. J’avais l’intuition que cette opposition
avait quelque chose de galvaudé. Cette
intuition, je l’ai creusée en allant chercher du
côté de la fiction, de ce qui semble s’opposer à
la réalité et à la science, que l’on considère
comme pur imaginaire alors que
– précisément – elle est productrice de
savoirs. Pour ce faire, j’ai constitué un corpus
qui faisait éclater ce dualisme entre arts et
sciences : Le Songe de Kepler, un étonnant récit
de voyage lunaire par le plus grand astronome
du XVIIe siècle, ainsi que des textes à la fois
savants et fictionnels de Descartes, Fontenelle,
Huygens, mettant à profit les pouvoirs de la
fiction comme expérience de la pensée.
À quel moment la
création intervient-elle
dans ce parcours ?
F. AÏT-TOUATI
La création était présente
depuis toujours. Alors que je
finissais ma thèse, que je commençais à
enseigner à Oxford puis au CNRS, j’avais en
parallèle une compagnie de théâtre que j’avais
créée en 2004 à Cambridge et au sein de
laquelle je montais mes propres spectacles.
Ce refus de compartimenter l’art et la
science, on peut dire que je l’ai mis en œuvre à
l’échelle de ma propre vie.
Il me semble que derrière cette
opposition entre fiction et
science se cache une autre
opposition entre mensonge et
vérité : la fiction étant supposée
être du côté du mensonge et la
science, du côté de la vérité…
ÉMILIE
DELORME
C’est précisément parce qu’il
dépasse cette opposition que le
travail de Frédérique m’inté-
resse : alors que la chasse aux fake news est en
passe de devenir un sport quotidien, alors que
nous sommes entrés dans une ère que
d’aucuns qualifient d’ère de la post-vérité, je
trouve essentiel d’interroger ce rapport de
l’art à la vérité. Si la création a effectivement
quelque chose à voir avec la fiction et
l’imagination, rien n’indique que cette imagina-
tion ne puisse être un autre moyen d’investir le
réel : à plus forte raison si cette imagination ne
se situe pas seulement du côté de l’artiste
mais qu’elle est également suscitée du côté
du public. En tant que spectatrice, j’ai du mal à
trouver ma place dans une œuvre à thèse
– une œuvre dont le moindre atome tendrait
vers l’expression d’un message à sens unique.
J’ai besoin de passer par le sensible pour
atteindre le sens, que ce soit la forme
artistique qui mette la pensée en mouvement.
F. AÏT-TOUATI
Fiction n’est pas synonyme de
fake news. En vérité, la fiction a
toujours été sœur des sciences : c’est Einstein
qui, pour étayer sa théorie de la relativité
générale, imagine deux jumeaux, dont l’un
effectuerait un voyage dans l’espace à une
vitesse proche de la lumière tandis que son
frère resterait sur Terre : à son retour, le
jumeau voyageur aurait moins vieilli que son
frère car, à bord du vaisseau, le temps se
serait écoulé plus lentement que sur la
planète… La fiction est un essai, un exercice
de l’imagination qui, convenablement utilisé,
devient un puissant outil de la pensée.
Le premier livre que j’ai publié – Contes de la
lune –, qui reprenait en partie ma thèse,
s’appuyait sur les travaux de Michel Serres
pour montrer que la séparation entre la
science et la fiction était une invention de la
ESSAYER.
ESSAYER ENCORE.
ESSAYER MIEUX.
L’idée de cet entretien est venue d’un
spectacle : La Trilogie terrestre, conférence
performée, mise en scène par Frédérique
Aït-Touati. Depuis quelques années, celle qui
est à la fois metteuse en scène et chercheuse
en histoire des sciences développe des formes
originales, à la croisée des champs artistique
et scientifique. L’occasion d’interroger en
compagnie d’Émilie Delorme les rapports
complexes entre savoirs et création.
Maria Siorba, Blank Verse, in process
13
12
ESSAYER. ESSAYER ENCORE. ESSAYER MIEUX.
#ENTRETIEN
modernité. En France, elle transparaît
politiquement à travers la distinction entre
l’Académie française et l’Académie des
sciences – toutes deux fondées au
XVIIe siècle – et, par suite, se dissémine au sein
même du champ artistique, morcelé entre le
théâtre, la musique, les beaux-arts…
Dans ses Lettres sur l’éducation
esthétique de l’homme écrites
à la fin du XVIIIe siècle, Schiller
rend ce morcellement du
champ des savoirs responsable
de la misère de l’être
moderne : la spécialisation
des différents domaines
de la connaissance nous
empêcherait d’appréhender
le monde dans sa totalité…
É. DELORME
C’est un fait qu’en France, les
études tendent vers cette
spécialisation. Il me semble toutefois que les
écoles d’art résistent à leur façon à ce
modèle. À propos du Conservatoire, on a
souvent l’image d’un cursus centré autour
d’une discipline principale structurant
l’enseignement. Mais ces dernières années ont
vu se développer des passerelles : on peut
entrer en violon, suivre un cursus en musique
classique, en jazz ou musique ancienne, passer
par les classes d’écriture ou de composition
et finir par la classe de direction d’orchestre…
On peut commencer par la danse classique,
poursuivre en contemporain et terminer par
la notation chorégraphique… Nous travaillons
également à créer des coopérations avec les
autres écoles telles que la Fémis, les Beaux-
Arts ou le Conservatoire d’art dramatique…
Faut-il croire que, face à cette
tentation de la spécialisation,
l’art fait de la résistance ?
É. DELORME
C’est vrai dans une certaine
mesure. Le champ artistique
continue à valoriser le passage d’un champ à
un autre et les chemins de traverse… ce qui ne
veut pas dire que l’art n’implique pas un haut
degré de savoir, de compétence, d’expérience.
Mais ces traversées et dialogues entre les
différentes disciplines me paraissent particu-
lièrement fructueux. En poussant la réflexion,
on pourrait presque dire que c’est précisé-
ment à l’endroit où les artistes ne sont pas
attendus qu’il est intéressant qu’ils et elles
aillent, pour s’emparer de sujets qui ne leur
appartiennent pas…
Il arrive que – au nom de
l’expertise – la spécialisation soit
utilisée pour confisquer la parole
et exclure certaines catégories
de la population de débats
publics qui concernent pourtant
des communs… N’y a-t-il pas
un enjeu démocratique dans
cette traversée des frontières
qui séparent les différents
champs de la connaissance ?
É. DELORME
Il me semble en soi précieux de
s’aventurer en terre inconnue,
de s’astreindre à adopter le point de vue de
l’autre, à considérer l’endroit d’où les gens
parlent… Notre monde est en proie à des
divisions et nous savons que les questions
d’ordre politique, sociétal, écologique sont
perçues différemment selon le stade de
développement économique, la classe sociale,
le genre ou l’endroit où l’on naît. Sortir de soi,
c’est aussi une manière d’augmenter son point
de vue, de s’armer pour mieux appréhender le
monde complexe. Ici, l’art a assurément un rôle
à jouer. Alors que les informations auxquelles
nous avons accès chaque jour sur les réseaux
sont soumises au phénomène dit des filter
bubbles ou bulles de filtrage, les occasions de
nous confronter à la pensée de l’Autre sont
rares. Cette confrontation peut avoir lieu
dans la rencontre humaine. Elle peut aussi se
produire dans la rencontre avec une œuvre
d’art, qui nous relie toujours à une autre
subjectivité que la nôtre.
L’apport des sciences au débat
public sur ces questions sociales,
économiques, climatiques
paraît évident. Pourtant, nous
savons que, sur les questions
climatiques, les scientifiques
désespèrent aujourd’hui
d’être entendus… Face à cette
impasse, quel rôle peut jouer la
création artistique en marge
de la science et des savoirs ?
F. AÏT-TOUATI
Être entre deux
mondes me permet de
mesurer les rôles complémentaires
de la recherche et de la création. Je
dirais que le plateau de théâtre me
donne une liberté que je n’ai pas
lorsque j’écris un essai. Par exemple,
lorsqu’avec Bruno Latour, nous avons
écrit La Trilogie terrestre, nous
sommes partis de l’hypothèse d’un
parallèle entre notre monde actuel et
le bouleversement cosmologique qu’a
connu le monde au XVIIe siècle. C’était
une expérience de pensée, une fiction
heuristique – c’est-à-dire une fiction
productrice de sens. Un tel paral-
lélisme serait difficile à tenir dans le
cadre d’un ouvrage savant : il serait
taxé d’anachronisme. Il ne s’agit pas
de mettre en scène une pensée
préexistante : la scène nous permet
de produire et de développer une
pensée, de dérouler une hypothèse
pour voir où elle nous mène, de
partager nos questionnements avec
le public, d’observer comment la
forme artistique peut – littéralement
– faire débat. Alors que les scienti-
fiques, les citoyennes et les citoyens
sont dans un état de désarroi
extrême face à l’urgence climatique
et à l’inaction politique, l’espace de la
scène nous offre une autre voie, une
voie complémentaire pour mettre la
pensée au travail.
É. DELORME
Je me pose souvent la
question de l’articula-
tion entre la théorie et la pratique.
Au Conservatoire, quelle que soit la
discipline que vous voulez étudier
– la musicologie, la notation
chorégraphique ou les métiers du
son –, vous devez d’abord passer une
épreuve de musique ou de danse : j’y
vois un commun sensible à toutes nos
étudiant·es qui permet par la suite de
réfléchir à comment les interprètes,
les créateur·rices et les théori-
cien·nes peuvent travailler ensemble.
Ce collectif, cette communauté
utopique est possible et nous
œuvrons à l’inventer.
Maria Siorba, Blank Verse, in process
15
14
ESSAYER. ESSAYER ENCORE. ESSAYER MIEUX.
#ENTRETIEN
La Trilogie terrestre se présente
comme une somme d’essais
scéniques. Je voudrais m’arrêter
sur ce mot essai qui rappelle
la formule de Samuel Beckett
dans Cap au pire : « Essayer
encore. Rater encore. Rater
mieux. » Dans le cas de Beckett,
il ne s’agissait pas seulement
d’une forme d’humilité mais
d’un programme artistique :
mettre en crise le langage,
assumer le parti pris de l’erreur
et de l’errance pour tenter de
dire le monde en train de se
faire et se défaire… Faut-il, à
notre tour, considérer toute
création comme un essai ?
É. DELORME
Oui, bien sûr, toute création,
toute représentation publique
est un essai, le fruit d’une relation au temps
présent et au temps de la création. On parle
de spectacle vivant : comme nous, le spectacle
essaie de vivre et, pour vivre, il a besoin d’être
reçu par des spectatrices et des spectateurs.
F. AÏT-TOUATI
Eu égard à ma formation en
littérature comparée, je songe
d’abord aux Essais de Montaigne, qui appar-
tiennent à cette tradition de l’écriture
expérimentale où l’on se prend soi-même pour
objet d’étude. Juste après Montaigne, Francis
Bacon écrit à son tour des Essays qui sont à la
base de la science moderne. Le mot signifie
alors expérimentation. Il faut le rappeler, toute
expérimentation peut échouer : essayer, c’est
aussi s’exposer au risque de l’échec. Cette
idée d’une expérience de pensée incarne
parfaitement l’esprit de nos conférences
performées, en partie improvisées, qui se
réécrivent constamment pour évoluer en
fonction des discussions avec le public, qui
s’adaptent aux lieux qui les accueillent – que
ce soit les Berliner Festspiele ou un tréteau
monté au fin fond de l’Amazonie…
É. DELORME
Dans ce mot essai, j’entrevois
également la possibilité d’une
forme ouverte, qui trouve sa complétude dans
la rencontre avec le public : un mouvement qui
ne s’arrête pas. À l’instar des conférences
performées développées par Frédérique, nous
expérimentons au Conservatoire des pro-
grammes dits de recherche-action qui ont
pour particularité de présenter le fruit d’une
recherche sous la forme d’une performance.
Le résultat n’est pas formulé sous la forme
d’une thèse ni d’un texte. Je trouve ce principe
passionnant car la performance est un objet
artistique – à la fois intellectuel et sensible –
qui demande à être médiatisé par les
spectatrices et les spectateurs : chacune,
chacun doit à son tour se l’approprier pour y
trouver son propre sens. Ce n’est pas une fin.
La pensée continue à circuler.
F. AÏT-TOUATI
Nous avons écrit avec deux
architectes un livre de cartogra-
phie alternative intitulé Terra forma. Ce livre
partait du constat que le globe terrestre ne
suffisait pas à comprendre notre situation sur
Terre, la complexité de notre rapport à
l’espace : d’où la nécessité de produire de
nouveaux imaginaires, de proposer d’autres
visions du monde vu à travers d’autres
prismes. Terra forma trouvait son origine dans
la pièce de théâtre Inside, premier volet de
La Trilogie terrestre. Ce livre a été lu par le
compositeur Alvise Sinivia – ancien élève du
Conservatoire – qui s’est passionné pour
cette réflexion et a décidé d’en faire une pièce
musicale : Micrographia, pour piano préparé.
J’ai trouvé l’idée incroyable : que peut dire un
piano préparé sur cette question de la
désorientation contemporaine ? Ici, il ne s’agit
plus de se prévaloir d’une expertise mais
d’accepter la diversité des modes d’expression
qui viennent enrichir la réflexion…
Propos recueillis par Simon Hatab
Maria Siorba, Blank Verse, in process
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16
#PORTFOLIO
L’ENSEMBLE NEXT PAR MYR MURATET PORTE DE PANTIN, AVRIL 2024
L’Ensemble NEXT
Il y a deux ans – dans le cadre du cursus Artist Diploma
- Interprétation Création – était créé l’Ensemble NEXT.
Constitué d’interprètes, réalisateur·rices en informatique
musicale, médiateur·rices, ce groupe s’est lancé dans
une aventure collective destinée à faire sortir la
musique contemporaine de ses cadres habituels.
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18
L’ENSEMBLE NEXT PAR MYR MURATET AU CNSMDP, AVRIL 2024
#PORTFOLIO
fOcUs SuR
10 dÉcEmBrE 2024
20 H
Grand soir Edgard Varèse
RÉSERVATION ET TARIFS → PHILHARMONIEDEPARIS·FR
Orchestre du
Conservatoire | Étudiant·es
du département écriture
composition et direction
d’orchestre | Étudiant·es
du département
des disciplines
instrumentales classiques
et contemporaines |
Étudiant·es du cursus
Artist Diploma –
Interprétation Création |
Solistes de l’Ensemble
NEXT | Sarah Aristidou,
soprano | Sophie Cherrier,
flûte | Pierre Bleuse,
direction
Chaque saison, les
solistes de l’Ensemble
intercontemporain
encadrent les étudiant·es
du Conservatoire de Paris
autour d’un grand projet
symphonique. Cette année,
portrait d’un des grands
rebelles de la musique du
XXe siècle : Edgard Varèse.
EDGARD VARÈSE
Ionisation
Densité 21,5
Offrandes
Octandre
Intégrales
Arcana
Amériques
(version de 1929)
Coproduction
Ensemble
intercontemporain,
Philharmonie de Paris,
Conservatoire de Paris
PHILHARMONIE DE PARIS
– CITÉ DE LA MUSIQUE
GRANDE SALLE
PIERRE BOULEZ
→ PARIS XIXE
23 jAnViEr 2025
19 H
Émergences
ENTRÉE LIBRE SUR RÉSERVATION
Ensemble
intercontemporain |
Solistes de l’Ensemble
NEXT | Étudiant·es du
département écriture,
composition et direction
d’orchestre | Kyrian
Friedenberg, direction
Nouvelles œuvres,
créations mondiales
Coproduction Ensemble
intercontemporain,
Conservatoire de Paris
CONSERVATOIRE DE PARIS
→ ESPACE MAURICE-FLEURET
Depuis plusieurs
années, les solistes de
l’EIC mènent un travail
pédagogique approfondi
avec les étudiant·es des
classes de composition
et d’interprétation
du Conservatoire de
Paris. Une mission qui
fait partie de l’ADN
de l’Ensemble depuis
sa fondation en 1976.
Ce concert présentera
plusieurs créations de
jeunes compositeur·rices
qui seront interprétées
conjointement par les
solistes de l’Ensemble et les
étudiant·es musicien·nes
du Conservatoire.
L’opportunité de découvrir
les créateur·rices mais
aussi les interprètes de
demain.
4 fÉvRiEr 2025
20 H
L’Orchestre
du Conservatoire et NEXT
au Festival Présences
RÉSERVATION ET TARIFS
→ MAISONDELARADIOETDELAMUSIQUE·FR
Ensemble NEXT |
Étudiant·es du cursus
Artist Diploma
– Interprétation
Création | Orchestre
du Conservatoire |
Étudiant·es du
département des
disciplines instrumentales
classiques et
contemporaines | Ninon
Hannecart-Ségal, piano |
Virpi Räisänen, mezzo-
soprano | Pascal Rophé,
direction
MAISON DE LA RADIO
ET DE LA MUSIQUE
→ PARIS XVIE
CHRISTOPHE BERTRAND
Mana
MENGHAO XIE
Fading, pour piano préparé
et orchestre
(commande de Radio France –
création mondiale)
IMSU CHOI
Nouvelle œuvre
pour ensemble
(commande de Radio France –
création mondiale)
OLGA NEUWIRTH
Orlando’s World
(création française)
Coproduction Radio
France, Conservatoire
de Paris
En partenariat avec le
Festival Présences de Radio
France
ATELIERS DE
COMPOSITION
Les ateliers de composition sont des moments
de rencontres. Rencontres entre les jeunes
instrumentistes et les jeunes compositeur·rices
du Conservatoire : les instrumentistes
découvrent de nouvelles façons de jouer, les
compositeur·rices confrontent leurs idées aux
réalités de l’exécution en concert. Rencontres
avec des chef·fes d’orchestre expérimenté·es
dans les nouveaux répertoires qui relient
et épaulent ces jeunes instrumentistes et
compositeur·rices en pleine éclosion : après
le travail de répétition, l’exécution en concert
permet à ces jeunes artistes de se confronter
à un public qui, par sa présence et son écoute,
donne corps aux nouvelles partitions créées.
C’est de la rencontre entre chef·fes d’orchestre,
instrumentistes, compositeur·rices et public
que naît ce moment unique de partage et
de découverte qu’est la création musicale
contemporaine.
21 mArS 2025
19 H
Atelier de composition n° 1
ENTRÉE LIBRE SUR RÉSERVATION
Ensemble NEXT |
Étudiant·es du
département écriture,
composition et direction
d’orchestre | Flavien Boy,
direction
Nouvelles œuvres,
créations mondiales
CONSERVATOIRE DE PARIS
→ ESPACE MAURICE-FLEURET
30 AvRiL 2025
19 H
Atelier de composition n° 2
ENTRÉE LIBRE SUR RÉSERVATION
Ensemble NEXT |
Étudiant·es du
département écriture,
composition et direction
d’orchestre | Claire
Levacher, direction
Nouvelles œuvres,
créations mondiales
CONSERVATOIRE DE PARIS
→ ESPACE MAURICE-FLEURET
20 jUiN 2025
21 H
…explosante fixe…
RÉSERVATION ET TARIFS → MANIFESTE.IRCAM.FR
Ensemble NEXT | Ensemble
intercontemporain |
Étudiant·es du cursus
Artist Diploma –
Interprétation Création |
Augustin Muller,
électronique Ircam |
Jérémie Henrot, diffusion
sonore Ircam |Jacques
Warnier, RIM CNSMDP |
Corinna Niemeyer,
direction
PIERRE BOULEZ
Anthèmes 2 pour violon et
électronique
Dialogue de l’ombre double
pour clarinette et dispositif
électronique
…explosante-fixe…
avec électronique
Coproduction Ensemble
intercontemporain, Ircam-
Centre Pompidou
Avec le soutien du
Conservatoire de Paris
Dans le cadre de
ManiFeste-2025, festival
de l’Ircam
IRCAM
→ PARIS IVE
L’Ensemble NEXT du
Conservatoire de Paris se
joint à l’Ircam et l’Ensemble
intercontemporain pour
célébrer le centenaire
de Pierre Boulez.
Au programme, 3 chefs-
d’œuvre du maître alliant
virtuosité instrumentale
et informatique musicale.
Trois pages, créées dans
les studios de l’Ircam
avec la collaboration
des solistes de l’EIC, qui
ont marqué l’histoire de
la musique mixte. Trois
pièces emblématiques
de leur auteur et de ses
passions, par-delà la
musique, à l’instar de
Dialogue de l’ombre double,
qui emprunte son titre au
Soulier de satin de Claudel
ou de …explosante-fixe…
qui renvoie à une citation
d’André Breton. Laquelle
synthétise au reste la magie
de l’œuvre boulézienne :
« La beauté convulsive
sera érotique-voilée,
explosante-fixe, magique-
circonstancielle ou ne
sera pas. »
Alors que le Conservatoire s’apprête à
accueillir cette saison une toute nouvelle
promotion, pour ces étudiant·es, l’aventure
se poursuivra désormais hors de ses
murs. Après avoir photographié lors des
saisons précédentes les étudiant·es
en jazz et en danse, le photographe
Myr Muratet les a suivis lors d’une tournée
des bars pas comme les autres.